Mettez vos casques ! Et entrez dans la danse d’Eugène Onéguine, le grand roman du roman­tisme russe. Mais atten­tion, le roman­tisme slave n’a rien des effu­sions à la française, il contient sa propre ironie, et ses histoires d’amour se couchent dans le plai­sir de racon­ter de la façon la plus légère possible les échecs senti­men­taux les plus cuisants. Car Eugène Onéguine est avant tout ce qu’on appel­le­rait en France un anti-héros, une sorte de Dom Juan de la défaite, un bel homme qui pour­rait dispo­ser des femmes qu’il désire, mais dont il ne veut plus, ou plus vrai­ment. Comme cet amour de jeunesse à qui cet esthète s’était refusé. Il suffit qu’il caresse un instant la bottine de la splen­dide Tatiana (Melody-Amy Wallet, iconique) pour qu’on comprenne que ce Dom Juan là va rester le jouet de l’objet de ses désirs : la majesté fémi­nine.

ONEGUINE, en public, tel que vous pour­rez le voir la saison prochaine au TNP. (photo by Pascal Victor/ArtComP­ress)

Le plai­sir de racon­ter

Car ce roman peuplé d’hommes dans lequel Tatiana ne pren­dra la parole que deux fois – mais pas pour rien – est avant tout un hymne à la fémi­nité faisant le constat d’une mascu­li­nité perdue, dans tous les sens du mot. C’est toute la beauté de la mise en scène de Jean Bello­rini que de le faire voir et valoir en plaçant Tatiana au centre du jeu, derrière un piano… à produire des sons. Car l’Onéguine de Pouch­kine a aussi pour parti­cu­la­rité d’être un roman en vers, et le metteur en scène n’a pas changé une virgule à la traduc­tion versi­fiée du texte, établie par André Marko­wicz avec un natu­rel confon­dant (sa mère le connais­sait par coeur et le lui racon­tait quand il était petit). La troupe a même travaillé en écou­tant le russe pour garder la musi­ca­lité de la langue, avant de plon­ger dans le flux impres­sion­nant de ce drôle de conte théâ­tral en huit chapitres. Comme dans le texte origi­nal, le quatuor de comé­diens se relaie pour multi­plier les voix de la narra­tion, davan­tage que pour incar­ner des person­nages qui restent, à l’ins­tar d’Oné­guine, des silhouettes tour à tour dési­rables ou contem­pla­tives. L’ex­pé­rience est des plus immer­sives, des sons de calèche dans la neige à la musique magni­fique qui baigne cette valse senti­men­tale (varia­tion contem­po­raine de Sébas­tien Trouvé inspi­rée de l’opéra de Tchaï­kovski), jouant sans cesse avec les spec­ta­teurs pour le plai­sir de la narra­tion, jusqu’à vous propo­ser un massage des lobes d’oreille pour vous détendre les outils entre deux prises…

Tatiana et Onéguine, suspen­dus par un fil.

Comme à la radio

On entend tout, on imagine, on devine, comme à la radio, mais on voit aussi sous nos yeux le théâtre des illu­sions se faire et se défaire à travers une troupe de comé­diens parfaite dont les voix, aux tessi­tures et aux débits variés, se complètent comme à l’opéra. Du duel avec Lenski au fiasco d’un Onéguine à la beauté inutile (superbe Clément Durand, icône et esthète), Jean Bello­rini mêle les chan­delles à l’an­cienne du théâtre de tréteaux avec la créa­tion contem­po­raine et la jeunesse des corps, exac­te­ment comme la langue d’An­dré Marko­wicz fait entendre les délices et chausses-trappes de la plus grande litté­ra­ture russe, qui ne s’est jamais dépar­tie de sa tradi­tion d’ora­lité. Un petit bijou d’ori­gi­na­lité créé à l’ori­gine pour le troupe éphé­mère de Saint-Denis, et qui devrait aujourd’­hui s’ins­crire au réper­toire du TNP dès la saison prochaine. En atten­dant de le voir autant que de l’en­tendre sur la scène du TNP, vous pouvez déjà embarquer pour un premier voyage sonore dès le 11 avril sur France Culture.

Onéguine d’Alexandre Pouch­kine, traduit par André Marko­wicz. Mise en scène Jean Bello­rini. En podcast sur France Culture dans Fictions / théâtre et compa­gnie à partir du dimanche 11 avril à 20h (réali­sa­tion Baptiste Guiton), puis la saison prochaine sur la scène du TNP.

Lire aussi entre entre­tien avec André Marko­wicz, traduc­teur, dans notre nouveau numéro d’Exit.