Entretien avec Jean-Pierre Darroussin

Il est magistral dans Des hommes de Lucas Belvaux, face à Gérard Depardieu. Jean-Pierre Darroussin nous raconte sa première rencontre au cinéma avec le grand Gérard, mais aussi son amour pour les rôles de taiseux et les acteurs qui savent écouter au cinéma. Pur plaisir.

En présentant le film au festival Lumière, vous parliez de votre goût pour les personnages intérieurs. Mais j’ai l’impression qu’ici votre personnage écoute, mais avant tout pour être dans la fuite et garder son secret…

Jean-Pierre Darroussin : « Vous avez raison, c’est un personnage qui a quelque chose à maintenir. Lui, il sait ce qu’il s’est passé an Algérie, ce que l’ensemble des personnes autour, que ce soit sa famille ou les villageois, ne savent pas. C’est donc effectivement une intériorité particulière. C’est celle qui détient le secret. L’expérience de ce film, c’est un peu comme quelqu’un qui ferait une analyse et qui en sortant aurait découvert un secret de famille effroyable qu’il avait totalement nié, occulté, et qui d’un seul coup lui revient. Le personnage que je joue sait l’indicible, mais il pense qu’il vaut mieux le taire et le laisser cacher. Il a pris en charge le déni de la famille. Donc effectivement, c’est un autre type d’écoute. Ce n’est pas une écoute attentive, pour apprendre quelque chose, c’est une écoute pour esquiver. C’est passionnant, l’écoute, à jouer ! (rires)

« C’est passionnant, l’écoute, à jouer. C’est une école d’acteurs, dont Piccoli ou Mastroianni faisait partie… »

(Jean-Pierre Darroussin)

C’est une qualité assez rare chez les acteurs, qu’avait par exemple Piccoli…

Je suis très heureux de ce que vous me dites. C’est une école d’acteurs dont Piccoli fait évidemment partie, que j’aime particulièrement. Mastroianni était très fort aussi. Il écoute merveilleusement bien ses partenaires, c’est formidable. On comprend quel impact a la parole de l’autre dans leur visage. C’est absolument fondamental, et c’est même une expérience de mise en scène à part entière, au théâtre aussi. Si la personne qui écoute est celui qu’on voit, le spectateur écoute encore mieux. C’est vrai que par goût, j’aime beaucoup ça, être celui par lequel le spectateur est éclairé par des choses intimes qui ne sont pas dites…

C’est exactement ce qui se passe dans le film, dès le premier regard où vous vous jaugez avec Gérard Depardieu…

Oui, on sait que ça va merder ! (rires)

Jean-Pierre Darroussin à l’écoute du fauve Gérard Depardieu dans Des hommes.

Vous êtes très complémentaires : lui est un grand fauve tonitruant, mais on ressent aussi ses failles et ses tourments…

Oui, d’ailleurs ça a tout de suite très bien collé entre nous, on se regardait vraiment, et c’étaient nos personnages qui se regardaient. Quand on sent ça entre acteurs, c’est toujours très beau. C’est un gros avantage de se connaître depuis longtemps, c’est ce que je ressens aussi quand je tourne avec Robert Guédiguian, ça finit par imprégner l’image. Il ne s’agit pas de moins jouer, au contraire, mais le fait qu’avec Gérard on se connaisse depuis longtemps sert évidemment la rencontre entre nos deux personnages. Là aussi, c’est déjà une forme de mise en scène. Quand on s’est connus jeunes, quand on se parle entre gens de la famille comme on le fait avec Gérard, c’est une réalité, ça ne peut pas être comme lorsqu’on joue l’ami d’un acteur qu’on vient de rencontrer sur le tournage deux jours avant. C’est la même chose avec Catherine [Frot, ndlr], je connais son père, sa sœur, on a une histoire commune, et c’est justement une histoire commune qu’on doit jouer. Ça tombe bien, ça, déjà, on n’a pas besoin de le faire ! (rires)

Vous avez aussi le pouvoir narratif dans le film, y compris en voix-off. C’est un exercice nouveau pour vous ?

Effectivement, les voix-off narratives, ça ne m’est pas arrivé si souvent… Je l’avais expérimenté dans le film que j’ai réalisé, Le Pressentiment, qui était aussi une adaptation littéraire, à partir du livre d’Emmanuel Bove. Mon personnage se permettait parfois de dire parfois ce qui se passait dans sa tête, c’était étrange, mais il n’a pas trop mal vieilli, vous pouvez encore le rattraper ! (rires)

Vous pourriez refaire un film comme réalisateur ?

Plus aujourd’hui. Je suis passé au bon moment (rires). J’avais assez de notoriété et de liberté à la fois. Je vois bien la difficulté que c’est de faire un film aujourd’hui, j’ai une femme qui est cinéaste [Anna Novion, ndlr], et j’ai surtout la chance d’avoir du travail comme acteur. C’est surtout un problème d’a priori. Aujourd’hui, pour initier un film, on nous demande beaucoup trop de tout savoir à l’avance, comme si le film était déjà fini, destiné à tel ou tel public, etc. Or la fonction même d’être un artiste, c’est de ne pas avoir d’a priori. C’est ce qui différencie les artistes des gens qui ne le sont pas, et Dieu sait si dans le cinéma, il y a beaucoup de gens qui ne le sont pas… On doit respecter ça quand on est artiste : on doit être absolument ouvert à tout ce qui arrive, tout doit être interprétable, et de façon positive, pour en tirer quelque chose. Or pour faire un film on est de plus en plus confrontés en permanence à des gens… qui n’écoutent pas ! (rires)

Propos recueillis par Luc Hernandez lors du dernier festival Lumière


Des hommes, de Lucas Belvaux (Fr, 1h41) avec Gérard Depardieu, Jean-Pierre Darroussin, Catherine Frot… Sortie le 2 juin. Lire aussi notre critique dans le dernier numéro d’Exit Mag.