Rock. Voilà dix ans que Cyrille Bonin tient la barre du Transbordeur. Et alors que la salle de concerts emblématique de Villeurbanne fête ses trente ans cette année, son capitaine brigue un troisième mandat. Voilà qui méritait bien une petite interview pour dresser le bilan.

En dix ans vous avez accueilli des artistes très différents. Rien qu’en novembre, on peut assister à un concert de métal avec Mass Hysteria, de rap avec Oxmo Puccino ou Kery James, danser sur de la techno, découvrir des artistes montant tels que Flavien Berger ou plus pointu comme Blick Bassy. Tout en sachant que vous faites aussi venir des chanteurs populaires, avec par exemple Pascal Obispo l’année dernière. C’est quoi la ligne directrice du Transbordeur ?

Je dis toujours que le Transbordeur, c’est la salle des musiques actuelles actuelles. Dominique A ou Miossec, ils font de la musique actuelle d’il y a 20 ans. Et la programmation a beau être diversifiée, elle ne brouille pas les pistes : les gens viennent ici pour voir les artistes qu’ils aiment, pas parce que c’est le Transbo. De notre côté, on ne construit pas de hiérarchie entre les genres musicaux. J’ai beau connaître par cœur l’histoire du rock, je ne vois pas pourquoi Obispo ne pourrait pas venir jouer ici, ou Aya Nakamura. Cette chanteuse ressemble davantage à un produit marketing mais elle parle à des millions de kids. Ici, on aime mélanger les genres et on ne le fait pas pour l’argent : on a vendu bien plus de place avec Thérapie Taxi qu’avec Obispo !

Vous vous considérez toujours comme des défricheurs de talents ?

Notre fierté, c’est d’avoir accompagné des groupes émergents, comme Angèle, Orelsan ou Thérapie Taxi. On a organisé leurs premiers concerts, aujourd’hui ils remplissent la Halle Tony-Garnier. A l’époque, on ne pensait pas que cette branche du rap francophone allait devenir grand public. L’année dernière avec le concert Bruxelles Arrive, c’est la première fois que des rappeurs belges qui explosent aujourd’hui, comme Roméo Elvis ou Caballero & Jeanjass, jouaient ensemble. Du côté des professionnels, tout le monde regarde ce qui se passe sur la scène du Transbo.

Vous arrivez aussi à faire venir des têtes d’affiche qui passent normalement aux Nuits de Fourvière, comme Archive ce mois-ci ou Patti Smith en août (le concert a été annulé au dernier moment ndrl.)…

Le Transbordeur est un nom historique, il y a des groupes ou des artistes qui demandent à jouer ici, comme Tom Yorke ou Téléphone. Et comme c’est une salle de taille intermédiaire à Lyon, ça leur permet de faire une halte dans leur tournée. Je crois aussi que les musiciens aiment bien l’architecture de cette ancienne usine de traitement des eaux, on est dans un lieu qui a une âme.

D’un autre côté, vous laissez la place à groupes locaux…

Non seulement je viens de la scène underground mais en plus, je suis très chauvin : j’aime l’écosystème de la scène lyonnaise. Ici, les salles ne sont pas concurrentes mais complémentaires. Dans le cadre de la convention avec la Métropole, on a mis en place les French Kiss, c’est un bon modèle, gratuit, pour faire découvrir de nouvelles têtes locales. Certains groupes jouent complet, comme High Tone ou l’Animalerie. Ce mois-ci, il y a un hommage à Hubert Mounier. C’est marrant, il est devenu culte alors qu’il n’a jamais fait de concert complet au Transbordeur mais son groupe L’affaire Louis Trio a beaucoup influencé la scène locale. La Ville a même prévu de rebaptiser la place devant le Marché Gare place Hubert-Mounier.

Vous attachez beaucoup d’importance aux événements gratuits ?

Je ne crois pas à la culture pour tous. Quand je vais au théâtre ou à l’Auditorium, il n’y a que des gens riches et vieux. C’est pour ça que j’organise quelques événements gratuits comme les Summer sessions ou la Trop fête de l’école. Il y a une vraie mixité d’âge et de conditions sociales. De notre côté, ça nous permet de faire le plein pour des concerts d’artistes peu connus, pour lesquels personnes ne serait venus si les places avait été payantes.

Comment allez-vous fêter vos 30 ans ?

On n’a pas prévu de grand raout avec un concert anniversaire, il y en a déjà toute l’année. A la place, on a monté une exposition numérique et participative, qu’on devrait lancer le 6 novembre. Derrière ces termes un peu marketing, c’est tout simplement un site internet avec la liste de tous les concerts au Transbo depuis 1989, complétée par des photos et des commentaires. Les gens pourront participer en envoyant leurs photos, tickets ou autres anecdotes car c’est aussi un lieu de vie, beaucoup de couples se sont formés ici. Certaines dates sont déjà plus renseignées que d’autres, comme le concert inaugural de la salle avec New Order. Dans son livre, Peter Hook, l’ancien bassiste du groupe, a carrément écrit cinq pages dessus. Il y aura aussi des podcast, avec par exemple Victor Bosch qui raconte comment il a crée la salle. Même l’Olympia ne fait pas des trucs comme ça !

Vous briguez la prochaine délégation alors que vous en avez déjà remportées deux. En 2016, vous prédisiez que c’était votre dernier mandat. Qu’est ce qui vous a fait changer d’avis ?

Nous sommes autorisées à utiliser un bâtiment public, mais nous sommes une entreprise privée, enfin rentable depuis trois ans avec un modèle économique qui fonctionne. C’est le moment d’en profiter pour investir et aussi pour se rembourser. Et puis je n’ai pas le luxe de pouvoir m’arrêter de travailler. A l’époque, j’avais peur d’être largué en vieillissant mais je suis toujours aussi curieux. Je vais aux concerts du Périscope, de l’Epicerie Moderne, à des festivals… j’ai encore de l’appétit pour la musique live. On ne sauve pas des vies mais on fait un métier de passion.

Propos recueillis par Caroline Sicard en novembre 2019