L’uni­vers de La Troi­sième Main est glauque, pervers et violent et pour­tant il y a aussi une sorte de fantai­sie impré­vi­sible. C’était une volonté de ne pas tomber dans la gravité ?
Arthur Drey­fus :
Je pense que ça tient au person­nage qui a une nature très opti­miste et naïve. Il lui arrive des choses atroces et cepen­dant il garde foi dans la vie. C’est ça qui le sauve. Une part de mon inspi­ra­tion vient d’une chan­son de Trenet Je Chante. Elle est très joyeuse et toute­fois, le narra­teur raconte des péri­pé­ties plus ou moins heureuses. Je crois que même dans les moments diffi­ciles, c’est le regard sur les choses qui fait qu’on est pas dans un drame.


Au niveau de l’écri­ture, on pense à Céline pour ce côté syncopé. Comment est-ce que vous avez mis en place ce langage ?
J’ai beau­coup réécouté les chan­teurs du milieu du siècle dernier : Yvette Guil­bert, Paul Dele­met, Bras­sens, Mous­taki et La complainte de Mandrin d’Yves Montand. Je dis parfois que j’ai honte d’écrire de la fiction. C’est ce jeu sur la langue qui m’a permis de dépas­ser ça et de m’amu­ser.


Comment fait-on pour rendre crédible une histoire pareille ?
La fiction, c’est un tour de magie incons­cient. Le plus inté­res­sant, c’est de la ressen­tir dans son cœur. J’ai eu cette idée il y a dix ans. J’étais dans un restau­rant et j’ai vu l’image d’un homme avec une troi­sième main. Ensuite, il a fallu long­temps pour qu’elle se déve­loppe en moi. Au moment de l’écri­ture, il faut être au plus proche du narra­teur. Je vivais avec lui, contre lui.

« On doit tous vivre avec une troi­sième main, une part plus obscure. Quand j’étais adoles­cent, les adultes me répé­taient que l’ho­mo­sexua­lité était mons­trueu­se… »

ARTHUR DREYFUS


Vous parlez de tour de magie. Le cadre des années 20–30 portaient en lui ce côté fantas­tique ?

Arthur Drey­fus : Complè­te­ment. J’ai l’im­pres­sion qu’il y avait une dimen­sion magique. C’est la nais­sance du surréa­lisme, Cocteau. C’est un univers où la moder­nité n’est pas encore instal­lée, on pouvait encore jouer avec un certain enchan­te­ment. C’est aussi un moment dans la litté­ra­ture où il y a des contes fantas­tiques avec Le Portrait de Dorian Gray, De Jekyll and Mister Hyde. Il y a les contes de Marcel Aymé aussi. Ils sont à la fois simples, drôles et fantas­tiques.

Avec cette troi­sième main, on pense évidem­ment à une méta­phore de la pulsion sexuelle, mais c’est peut-être réduc­teur. C’est quoi pour vous ?
On vit une époque morale où on nous fait croire qu’on peut créer l’hu­main parfait. Je pense qu’on doit tous vivre avec une troi­sième main, une part plus obscure. Quand j’étais adoles­cent, les adultes me répé­taient que l’ho­mo­sexua­lité était mons­trueuse. Ça m’a pour­suivi et j’ai long­temps cru que j’avais un monstre en moi. On a tous cette troi­sième main : ça peut être la paresse, la volonté de se détruire, de détruire l’autre, la pulsion sexuelle. L’im­por­tant, c’est de ne pas couper cette troi­sième main, de dialo­guer avec elle sans lui octroyer tous les pouvoirs. Les artistes ont besoin de ces pulsions pour créer. »