Après Bach, la grande dame de la danse en musique Anne Teresa de Keersmaeker s’attèle à un monument moins connu de la musique baroque : les Mystery sonatas de Biber, ou Sonates du Rosaire. En travaillant avec une toute nouvelle génération de danseurs, et pour rendre hommage à cinq « Rosa » résistantes, dont une jeune activiste pour le climat de quinze ans… L’événement de l’automne.

Vous chorégraphiez l’intégrale des Mystery sonatas, oeuvre baroque emblématique mais pas très connue aujourd’hui. Avez-vous d’abord voulu rendre hommage à la musique de Biber comme vous l’aviez fait avec Bach ?

Anne Teresa de Keersmaeker : Je retournerai toujours à Bach ! C’est la violoniste Amandine Beyer, avec qui j’avais fait les Partitas et les Brandebourgeois qui m’a vraiment fait découvrir cette musique de Biber. Elle a une forme particulière, tissée autour du violon comme instrument roi. Elle est sans doute moins complète, moins structurée que celle de Bach, mais c’est précisément ce qui me touchait : s’adonner à sa grande force d’expression.

Le mouvement particulier du violon en volutes dit “scordatura” vous a-t-il inspiré pour les mouvements de votre chorégraphie ?

Pas techniquement. Je ne suis jamais dans l’illustration. En revanche, les trois parties des sonates avec la joie, la douleur et la gloire m’ont inspirée oui, même si en ce qui me concerne je suis plus dans une démarche mystique que religieuse.

L’art de la variation propre au baroque correspond-il particulièrement à votre art chorégraphique ?

J’ai commencé mon trajet avec les musiques nouvelles. J’ai une fascination pour le contrepoint, j’ai toujours aimé l’économie de moyens. Dans ces Sonates du Rosaire, il y a ces mouvements circulaires, répétitifs que j’aime beaucoup parce qu’ils permettent d’atteindre une danse très physique. L’art de la variation en musique, c’est autre chose, disons que j’aime varier en enlevant à chaque fois des choses !

« C’est plus compliqué de produire des spectacles de 2h à l’heure de Tik Tok, c’est sûr, mais ça nous oblige à toujours chercher des nouveaux modes d’expression. »

ANNE TERESA DE KEERSMAEKER

Est-ce du fait de cette danse très physique que vous avez choisi de travailler avec de jeunes danseuses et danseurs ?

Oui, ils sortent pour la plupart de l’école et il y avait un challenge physique particulier sur ce spectacle-là. Il y des scènes de groupe, des duos et des trios, mais j’ai aussi expérimenté des solos multiples dans la deuxième partie avec une très forte individualisation des danseurs.

La lumière au coeur de la chorégraphie d’ATK dans les Mystery Sonatas.

Comment avez-vous pensé la scénographie ?

D’abord par la lumière, pour cette dimension mystique dont je parlais. C’est mon deuxième travail avec Minna Tiikkainen à la scénographie et il est essentiel, notamment à travers une forme de clair-obscur. Ensuite, nous avons choisi d’intégrer quinze gravures à l’intérieur de chaque partie du spectacle.

Le spectacle est dédié “à Rosa”. De quelle Rosa s’agit-il ?

De cinq femmes prénommées Rosa (la compagnie d’ATK s’appelle aussi compagnie Rosas, ndlr). Rosa Vergaelen, ma professeure de latin ; Rosa Bonheur, une peintre de la nature et des animaux que j’aime beaucoup (à qui est consacrée actuellement une expo au musée d’Orsay, ndlr) ; Rosa Luxembourg, assassinée par les nazis ; Rosa Parks pour la défense des droits civiques. Et Rosa, une ado de quinze ans activiste pour le climat morte dans les inondations des Ardennes. Je tenais à ce que cette dimension mystique du spectacle soit ancrée dans la vie des générations d’aujourd’hui.

« La danse, c’est une célébration du corps joyeux et éphémère. »

Anne teresa de kEERSMAEKER

Un peu comme une méditation sur la mortalité à travers les corps jeunes de vos danseurs ?

Oui, c’est une célébration du corps joyeux mais éphémère face à la peur et à la douleur qui nous entoure, toujours avec la transcendance de la musique.

Vous ponctuez chaque partie des sonates par un air country de Lynn Anderson, I never promised you a rose garden. C’est de l’humour ou une respiration ?

Une respiration…

Vos chorégraphies sont comme la musique : elles sont on ne peut plus physiques, nous touchent profondément mais restent pourtant mystérieuses et immatérielles…

Oui, c’est vrai, c’est exactement ça. J’aime que mes spectacles soient très incarnés, mai je préfère qu’ils gardent une part de mystère, c’est ce qui permet de garder une forme de résistance aussi, comme les épines dans les roses…

Vous aviez mis en scène l’opéra de Mozart Cosi fan tutte. Vous pourriez revenir à l’opéra ou est-ce trop narratif pour vous ?

Non, j’aime vraiment beaucoup beaucoup l’opéra ! Mais ce n’est pas encore dans les priorités de la compagnie.

Est-il toujours facile de produire des spectacles aussi ambitieux que ces Mystery Sonatas ?

C’est plus compliqué de produire des spectacles de 2h à l’heure de Tik Tok, c’est sûr ! Et les arts du spectacles ont été bouleversés eux aussi par la crise Covid. Mais ça nous oblige à toujours rechercher des nouveaux modes d’expression, en restant dans une économie de moyens. C’est vital.”

La chanson de Lynn Anderson qui sert de « respiration » dans les Mystery Sonatas d’ATK.

Mystery Sonatas / For Rosa par Anne Teresa de Keersmaeker (musique de Biber par Amandine Beyer et Gli Incogniti en bande-son). Mardi 8 novembre à 20h30 et mercredi 9 à 20h à la Maison de la danse, Lyon 8e. De 23 à 45 €.

Anne Teresa de Keersmaeker. (portraits de Johan Jacobs)