Elle ressemble de plus en plus à Marguerite Duras elle-même, n’hésitant pas à se vieillir sur scène pour reprendre seule en scène le spectacle de Chéreau auquel elle tient tant. Les mots de Duras, organiques, claquent toujours autant, avec le génie du vécu qui transpire à chaque phrase : « Je sais tout de ce qu’on sait quand on ne sait rien » dit cette femme, M., en attendant l’homme de sa vie de retour de la guerre, tout en en aimant un autre. « En mourant, je ne le rejoins pas, je cesse de l’attendre. » Quel écrivain a pu exprimer aussi bien le supplice de l’attente, à part Robert Antelme justement, l’auteur de L’Espèce humaine ? La Douleur, Dominique Blanc en mangerait comme la pomme qu’elle découpe en quartiers sur la table où elle est assise et qu’elle ne touchera pas. Elle la vit de toute sa chair.

Duras, une gifle historique dans un texte terrassant d’humanité

Mais il n’y a rien de doloriste dans cet extraordinaire périple en solitaire, bien au contraire, une urgence vitale permanente, portée par l’extraordinaire adaptation du texte qu’en a fait Thierry Thieû Niang, qui passe comme un souffle en 1h15. Tout y est « vivant » comme le cri de cette femme quand elle apprend le retour de son mari, de la bouche d’un certain… François Mitterrand. Car en plus des gestes du quotidien et de l’inquiétude forcenée pour celui qu’elle aime, Marguerite Duras signe aussi un grand texte politique qui résonne toujours plus aujourd’hui. Des « charniers à nos pieds, ici en Europe, pas en Amérique » jusqu’à la colère inattendue contre De Gaulle : « A la mort de Roosevelt, il a décrété un deuil national, mais pour les déportés, rien, pour le deuil du peuple, rien !« . A l’heure de notre crise démocratique, les gifles historiques de Duras font encore plus mal. Jusqu’au retour de l’être aimé attendu, décharné, déféquant sans force. Duras, c’est du concret, donc du théâtre. On ne se souvient pas avoir entendu un témoignage aussi puissant sur le retour misérable et miraculeux des camps, et l’amour d’après l’amour qui s’en suit, bien loin d’être un sujet secondaire de la pièce. Comme on ne se souvient pas avoir vu une comédienne incarner ce qu’il y a de plus humain sur une scène de théâtre avec autant de force et d’humilité, portant chacun de ses gestes par la chorégraphie précise de son metteur en scène, et chaque mot pour conjurer le mort au présent. La rencontre exceptionnelle entre un texte majeur, un grand rôle et une immense comédienne.

La Douleur de Marguerite Duras, avec Dominique Blanc. Mise en scène originale Patrice Chéreau et Thierry Thieû Niang. Jusqu’au 9 octobre au TNP à Villeurbanne, petit théâtre Jean Bouise. De 15 à 24 €. (annoncé complet mais toujours possible sur liste d’attente). Lire aussi notre entretien exclusif avec Dominique Blanc à l’occasion de la reprise du spectacle.