C’est la pièce la plus simple de Shakespeare pour un spectateur d’aujourd’hui. C’est sans doute aussi pour ça qu’elle reste une des plus difficiles à mettre en scène. Pas de double fond, pas de digressions poétiques, quasiment pas de fantastique, mais une intrigue unique, simple comme un scénario : un homme manipulé par un autre au point de devenir fou de jalousie jusqu’à tuer la femme qu’il aime. Avec pour quiproquo central une simple histoire de mouchoir chapardé pour faire croire que son épouse a été dans les bras d’un autre. Allez faire avaler ça à un public d’aujourd’hui…

Seulement voilà, Jean-François Sivadier a bien compris ce qui fait d’Othello un chef-d’oeuvre encore aujourd’hui malgré un argument daté, c’est sa façon de se concentrer sur la violence des rapports humains, positive (la passion amoureuse, diamant pur), comme négative (la manipulation, la haine de l’autre, le dégoût de soi, la soif du pouvoir par la destruction, le meurtre le plus arbitraire). Avec le génie propre à Shakespeare d’inscrire sa pièce dans des problématiques universelles qui nous giclent encore à la figure. Car Othello « le Maure de Venise », général accompli, est noir, et Desdémone est blanche, et Iago le traître agit avec la plus parfaite gratuité, avouant même son forfait au finale avec une certaine honnêteté.

Iago et Othello, Nicolas Bouchaud et Adama Diop. (photos Jean-Louis Fernandez)

Le pouvoir maléfique des mots

Nicolas Bouchaud et son rouge à lèvres de Joker, le kamikaze de Batman, est extraordinaire tant il en est trivial. Un parfait collabo qui se prend pour l’ordonnateur d’une guerre en étant le plus salopard des amis, qui nous fait froid dans le dos quand il déblatère les pires crasses misogynes dans un brio jamais mis en défaut, attifé comme un mesquin en baskets.

Car cet Othello est aussi une pièce sur le pouvoir maléfique et destructeur des mots. Ceux des beaux parleurs surtout quand ils ont prétention politique, sociale ou simplement amicale. Et ce n’est pas pour rien si Sivadier met en scène cette méfiance envers la parole et les beaux discours en coupant le sifflet à on Iago pour ouvrir et refermer la pièce. Face au parler « rugueux » d’Othello et de ses mots d’amour.

Adama Diop, grand Othello

Mais loin des versions trop solennelles à la Orson Welles, réduisant trop souvent le rôle-titre à un pacha, cette lecture impressionnante d’Othello est avant tout un cadeau pour ce grand acteur qu’est Adama Diop. Harmonieux quand il s’agit de demander la main de Desdémone au public pour qu’on puisse croire à leur amour en lever de rideau, il est tour à tour assuré, amoureux transi, sexy d’un pas de danse, puis on ne peut plus faillible, au point d’interroger tout son être dans un monologue on ne peut plus émouvant, à la recherche de la clé impossible de sa jalousie fictive : « Est-ce peut-être parce que je suis noir ? ». Jusqu’à baisser son froc pour en devenir méchant quand il prend sa femme pour une « putain« . Un Othello d’aujourd’hui qui vibre de tout son être devant nous.

La cruauté sociale en forme d’orgie coloniale avec Iago en MC.

Cruauté du rire, tragédie de l’amour

Si Jean-François Sivadier convoque le rire en second rôles pour traduire toute la cruauté sociale (Gulliver Hecq, génial en bouffon de Iago), il n’oublie jamais la transgression politique que contient plus que jamais la pièce. C’est derrière un masque de White face que le Maure de Venise ira tuer sa femme, et c’est derrière des lunettes d’intello dans un peignoir bien blanc qu’il s’installera parmi le public pour assister au prétendu forfait de sa femme.

Il fait se rejoindre tous les enjeux de la pièce dans une séquence finale sublime en clair-obscur, où le dernier baiser d’un Othello maquillé de blanc se donne comme on fait l’amour, pour donner la mort. Commencé sur le ton de la comédie sociale, Othello reste bien la plus sentimentale des tragédies, minée par la violence du racisme et du sexisme. Un grand moment de théâtre.

Othello de Shakespeare. Mise en scène Jean-François Sivadier. Jusqu’au samedi 4 février à 19h au TNP à Villeurbanne (dim 15h30), grande salle Roger Planchon. 3h30 (1h55 + entracte + 1h10). De 14 à 25 €. Lire notre entretien avec Adama Diop dans notre numéro de février.

Tournée du 1er au 4 mars à la Comédie de Saint-Etienne, du 18 mars au 22 avril au théâtre de l’Odéon à Paris, et du 26 au 28 avril à la MC2 de Grenoble.