A côté de Mamma Roma, son chef d’œuvre, la rétro Pasolini à l’Institut Lumière permet de revoir les trois volets du projet le plus fou de Pasolini : la Trilogie de la Vie. Une utopie sexuelle débridée, plus sombre qu’il n’y paraît, qui reste une intrusion sans équivalent de la poésie au cinéma.

Juste avant le funeste Salo et son assassinat, Pasolini se lançait au début des années 70 dans un projet revigorant et réactionnaire, intitulé La Trilogie de la vie. Adaptant les grands classiques de la littérature érotique, Pasolini enchaînait coup sur coup Le Décameron de Boccace, Les Contes de Canterbury de Chaucer et Les Mille et une nuits.

L’Institut Lumière a la bonne idée de ressortir des cartons d’avant le cinéma X les deux derniers volets de ce qui constitue un joli ancêtre des mythiques films cryptés de Canal +, la poésie et l’homosexualité en plus. A l’époque, devant le scandale qu’il ne manqua pas de susciter, Pasolini s’amusait en répliquant : « Je suis très fier d’avoir été un chef d’école de films pornographiques, un film pornographique vaut toujours mieux qu’une émission de télévision ! ».

Même si Les Contes de Canterbury constituaient de loin le plus paillard, avec leur « chiée de moines » (sic !) lors de la reconstitution hallucinante de l’Enfer selon Jérôme Bosch dans la dernière séquence du film, le projet de Pasolini était, si l’on ose dire, plus profond. “ Ces films sont assez faciles et je les ai faits pour opposer au présent de la consommation un passé très récent, où le corps humain et les rapports humains étaient encore réels, quoique archaïques, quoique grossiers. Ils opposaient la réalité des corps à l’irréalité de la société de consommation. »

En bon caractériel, il finira par “abjurer” sa trilogie quelques années plus tard, pensant que ces films avaient été “rendus surannés par la tolérance de civilisation de consommation”. A la revoyure, rien n’est moins sûr, même si ce drôle d’objet cinématographique cheap, prosaïque et féérique à la fois n’a pas dû manquer de prendre un coup de vieux.

Ninetto Davoli dans Les Contes de Canterbury.

Ninetto Davoli en Charlie Chaplin

Ce n’est pas tant sa subversion qui subsiste que son incroyable force poétique. Pasolini traversait le cinéma comme il avait traversé la littérature, par effraction. Il avait un rapport à la fois suffisamment naïf et sûr au cinéma, jouant au maximum sur l’artifice (tout est faux depuis les reconstitutions arte povera jusqu’aux dialogues atrocement post-synchronisés), pour mieux faire ressortir la seule vérité qui lui importait : celle des corps.

Il avait à chaque fois choisi ses acteurs et figurants sur place, en totale adéquation avec le lieu, à l’exception d’une poignée d’acteurs fétiches, à commencer par Ninetto Davoli, incarnation suprême de “l’ange distrait” transformé en lutin de Charlie Chaplin dans Les Contes de Canterbury. Féérie prosaïque avec trois bouts de ficelle et paillardise à tous les étages, ces contes débordent de sourires et de vitalité. Tout est toujours en mouvement, et tout le monde court après tout le monde, selon l’adage des deux compagnons rentrant du moulin dans les Contes : “Liberté, liberté, d’aimer et de jouir !”. Tout se met en joie de jouer, à commencer par Pasolini lui-même, incarnant dans Les Contes un Chaucer malicieux, dévoré par la liberté de son inspiration.

Le Nourredine amoureux des 1001 nuits (photo d’exploitation d’époque).


Les 1001 nuits, le plus beau et le plus cruel


Mais l’érotisme de la Trilogie dépasse largement la simple grivoiserie, surtout dans Les 1001 nuits, peut-être le plus beau des trois. En s’inspirant de contes anciens, Pasolini voulait opposer à chacun de nos gestes librement conditionnés d’aujourd’hui ces corps insouciants en des temps où la répression était terrible, mais où elle n’entamait pas leur innocence. C’est pour cela qu’il s’était plongé dans le passé : pour faire renaître une vérité possible, hors de toute nostalgie. La difformité de certains visages, des traits et des galbes uniques font exister des beautés propres, parfois incongrues, souvent altérées, comme un déni à l’uniformité.

Les marques ou blessures annoncent aussi une certaine cruauté. Car la chair filmée dans la Trilogie est toujours prise entre l’insouciance des comportements et la gravité du destin. Réaliser son désir, c’est accepter de le perdre. L’hébétude qui caractérise bon nombre de personnages, à commencer par ceux de son acteur fétiche, Ninetto Davoli, est toujours précédée, ou presque, par l’annonce de leur propre fin. Les personnages, tous autant qu’ils sont, entrent dans les labyrinthes ou dans les souterrains sans savoir ce qu’il adviendra. S’ils sont ravis, ils sont souvent ravis par le destin.

Silvana Mangano en Madonne dans Le Décaméron.

Leur appétit insatiable est une joie à fleur de terre comme une philosophie puissante de trompe-la-mort, qu’ils finissent brûlés vifs comme les sodomites des Contes de Canterbury, ou entre-assassinés comme les trois frères préméditant chacun le crime des deux autres par appât du gain. Ces fantoches insouciants, en même temps qu’ils jouissent de leurs amours, creusent leur propre tombe.

Bien plus que le passé, le véritable temps de la trilogie, c’est celui du sommeil, irrationnel, celui des contes, cette “nuit des temps” d’où tout peut renaître à condition de mourir. Toute une poésie du gouffre traverse la vitalité de la Trilogie. Les contes de la vie selon Pasolini ne sont pas le rêve d’un bonheur perdu. Derrière un apparent hédonisme, il leur rend leur violence archaïque, leur cruauté enfouie. Les jouisseurs sont aussi les jouets de ce qui leur arrive. C’est ce qui donne à cette gaudriole généralisée, bien inoffensive aujourd’hui, la poésie constante d’un conte initiatique.

Rétrospective Pier Paolo Pasolini en 15 films à l’Institut Lumière, jusqu’au 23 mars, Lyon 8e.

Journée La Trilogie de la vie samedi 18 février. 15h : Le Décameron (1971) ; 17h30 : Les Contes de Canterbury (1972) ; 20h30 : Les Mille et une nuits (1974). Les trois films sont aussi projetés en séances séparées courant février. (interdits aux moins de 16 ans)