Lorsqu’il rencontre la jour­na­liste de Marie-Claire Michèle Manceaux au début des années 80, Yann Andrea, le dernier compa­gnon de Margue­rite Duras (il le restera jusqu’à la mort de l’écri­vaine en 2016), se dit “ravi et coincé”. On imagi­nait la rencontre éthé­rée, pure­ment contem­pla­tive et intel­lec­tuelle, entre un admi­ra­teur fou, homo­sexuel déclaré, et son idole de 70 ans, on avait bien tort. Cette resti­tu­tion filmée de ces entre­tiens post­humes publiés seule­ment en 2016 est d’abord une intros­pec­tion des troubles du désir, hyper-posses­sif et hyper-sexué.

Swann Arlaud en Yann Andréa dans Vous ne dési­rez que moi. (photo Les Films de l’après-midi)

Le ravis­se­ment de Swann Arlaud dans Vous ne dési­rez que moi

En esclave de la passion se confiant au micro d’une jour­na­liste, Swann Arlaud est extra­or­di­naire de préci­sion servile. Venue du docu­men­taire, Claire Simon filme aussi l’écoute, resti­tue le temps de la conver­sa­tion (épatante Emma­nuelle Devos, atten­tive et spon­ta­née), et n’ou­blie jamais de faire du cinéma. Peu à peu, le jeu de la “passion à travers la fiction” se déploie dans la réalité passée des archives ou de scènes recons­ti­tuées des années 80, avec des séquences ahuris­santes comme celle où Duras dirige Yann Andrea dans son film en prenant litté­ra­le­ment posses­sion de son corps au cinéma.

Emma­nuelle Devos dans une scène de recons­ti­tu­tion du film.

Margue­rite Duras, Pygma­lion dévo­rante

Car il s’agit bien de succom­ber à une passion destruc­trice ici. Si Claire Simon voulait renver­ser les rapports homme-femme en resti­tuant “la parole du faible, de l’amou­reux dans la rela­tion passion­nelle”, elle a aussi la bonne idée de faire figu­rer les ébats amou­reux dans de superbes dessins érotiques, signés Judith Fraggi. On imagine autant l’ex­tra­or­di­naire jouis­sance d’être dépos­sédé de soi-même (“je veux te décréer pour te créer” lui répète sa Pygma­lion dévo­rante), que l’em­prise et la violence psychique qui s’en suivent, cet amour fou abou­tis­sant au “manque à aimer en ayant le senti­ment de ne pas appar­te­nir”, dans un méca­nisme d’ac­cep­ta­tion sans condi­tion du désir de l’autre.

Lucide, Yann Andrea aura tracé aussi bien le portrait de l’in­no­cence radi­cale de Duras, assoif­fée d’ex­cès et de vie dans une jouis­sance sans cesse renou­ve­lée, que le glis­se­ment progres­sif vers la soumis­sion à l’amour qu’elle lui porte, jusqu’à l’anéan­tis­se­ment. En mêlant avec une rare flui­dité les diffé­rents types d’ar­chives, Claire Simon aura réussi l’ex­plo­ra­tion verti­gi­neuse d’une passion destruc­trice comme on en voit rare­ment, en même temps qu’elle rend hommage à travers le cadre, le grain et les archives à l’oeuvre d’une époque. Impres­sion­nant.

Vous ne dési­rez que moi de Claire Simon (Fr, 1h35) avec Swann Arlaud, Emma­nuelle Devos, Chris­tophe Paou (qui était L’In­connu du Lac pour Alain Guirau­die), Philippe Minya­na… Sortie le 9 février.