En 1994, les habi­tants de Roch­dale en Angle­terre ont réalisé une crêpe de quinze mètres de diamètre pesant 3 tonnes. Il fallut même s’ai­der d’une grue pour la retour­ner. On fête cette année les trente ans de cet exploit et bien qu’il n’ait pas grand-chose à voir avec la suite de cette histoire, il donne le ton du genre de passe-temps pratiqués à l’époque dans cette banlieue nord de Manches­ter.

Imagi­nez main­te­nant qu’est né dans cette même petite ville de banlieue, à peu près au même moment, ce qu’on appelle aujourd’­hui « l’In­tel­ligent Dance Music » ou « IDM ». C’est-à-dire le genre de musiques élec­tro­niques telle­ment intel­li­gentes que les histo­riens pren­dront le soin de le marquer dessus en gros, afin de bien la diffé­ren­cier de la techno de base, celle qui ne serait faite que pour faire danser – autre­ment dit, pour amuser la gale­rie. Avouez que c’est cocasse.

En réalité, les choses sont plus subtiles que ça et, de la même manière qu’on peut aimer à la fois les défis stupides et la musique dite « intel­li­gente », il semble aujourd’­hui évident, quand on se penche sur l’his­toire des musiques élec­tro­niques, que des ponts n’ont cessé de lier les musiques qui se dansent et celles qui s’écoutent, les musiques qui guident nos pas et celles qui nous déroutent. 

Warp, un label mythique

Pour Autechre, le point de bascule se situe en 1992. Le label Warp, basé dans la cité voisine de Shef­field, sort la compi­la­tion Arti­fi­cial Intel­li­gence sur laquelle plusieurs artistes se font remarquer et parmi eux, on retrouve donc notre jeune duo de Roch­dale au nom impro­nonçable – pour info, cela se prononce «  hottais cœur  » – composé de Rob Brown et de Sean Booth. Les deux DJs, aussi rêveurs que ravers, se sont rencon­trés sur la scène graf­fiti de Manches­ter et partagent, outre une grande curio­sité musi­cale, une vraie passion pour la bidouille élec­tro­nique.

Ils marquent alors les esprits avec le morceau The Egg, dont le titre sonne aujourd’­hui étran­ge­ment prémo­ni­toire, quand on voit à quel point il fut fécond – et on ne parle plus ici de la crêpe géante de 94, mais bien des dizaines de galettes en tous genres que le groupe va produire pendant trois décen­nies (on dénombre quinze albums studios et au moins autant d’EP, singles, maxis, sans comp­ter les lives, compi­la­tions, Peel Sessions, ni les tonnes de remixes…). Ils parti­cipent, avec Aphex Twin, Boards of Canada et LFO, à faire de Warp Records un label mythique, et sans doute l’un des plus influents du monde, même au-delà des musiques élec­tro­niques.

Autechre, une disco­gra­phie XXL laby­rin­thique


Au-delà de la quan­tité, c’est aussi dans la diver­sité des formes et des styles que la produc­tion d’Autechre est impres­sion­nante. De l’acid techno plutôt mélo­dique des débuts aux expé­ri­men­ta­tions les plus abstraites auxquelles ils nous ont peu à peu habi­tués, le duo n’a cessés d’ex­plo­rer, au sens propre du terme, les possi­bi­li­tés créa­tives que leur offrent leurs machines et programmes. À partir d’un kit de fortune, fait de synthé­ti­seurs, de boites à rythmes et de séquen­ceurs, ils ont construits un véri­table « système » unique au monde, qui fascine autant qu’il inspire, jusqu’aux concep­teurs de logi­ciels.

Dans le laby­rinthe de leur disco­gra­phie, nous aimons par-dessus tout l’ambient music chaleu­reuse de leur deuxième album Amber et les entê­tantes spirales des quatrièmes et cinquièmes opus Chias­tic Slide et LP5, qui selon toute vrai­sem­blance ont gran­de­ment inspiré Thom Yorke au moment de réali­ser Kid A, le pivot de Radio­head vers les musiques élec­tro­niques. On revient inlas­sa­ble­ment au dantesque double album Exai, sorti en 2013 et notam­ment à son morceau sommet blade­lores.

Autechre, duo en clair-obscur

Leur quator­zième et quin­zième albums studio Sign et Plus, sortis coup sur coup en 2020 nous mettraient presque en extase, après avoir été malme­nés par tant d’an­nées de glitchs et de beats décons­truits. En mêlant à ce point musique concrète et synthèse sonique, le duo Autechre a tout simple­ment inventé un langage musi­cal. Leurs concerts, joués dans l’obs­cu­rité totale, sont une occa­sion d’en­trer encore un peu plus dans leur univers. Comme une porte inter­si­dé­rale vers un monde paral­lèle, où l’on perd tous nos repères, mais c’est un risque à prendre car la récom­pense est une expé­rience trans­cen­dan­tale.

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