Ce n’est pas tous les jours qu’on lit un roman de l’ampleur de La Plus Secrète Mémoire des hommes. Un roman touffu, foisonnant, composé lui-même de trois livres aux titres de chapitres souvent étonnants, dont le plus beau, Nuits de tango par marée haute, est dédiée à l’érotisme d’une femme héroïne de pole dance. La féminité a toujours fait partie intégrante de l’oeuvre de Mohamed Mbougar Sarr. C’était d’abord la correspondance des mères des amants atrocement tués au Mali dans Terre ceinte, son premier roman. Puis la sensualité de Rama, amante bisexuelle au corps en liberté dans De purs hommes, dénonçant le tabou de l’homosexualité au Sénégal, à partir du cadavre déterré d’un “goorg-jigéen” (“homme-femme” en wolof), atrocement lynché par la foule. Le courage et l’altérité qui habitent l’oeuvre de ce prodige de 31 ans (il fut accusé de tous les maux par les autorités de son pays comme être un pro-lobby LGBT) existaient loin de toute bien-pensance : dans De purs hommes, le narrateur lui-même, enivré par le corps de Rama, apprenait à lutter contre ses propres préjugés en découvrant la jouissance avec elle.

Mohamed MBougar Sarr, en couverture du dernier numéro d’Exit Mag. (photo Antoine Tempé)

Pouvoirs de la littérature

Car si MBougar Sarr est un grand érudit, sa plume reste attentive aux gestes, aux corps, à l’oralité, fluide et sensuelle tout du long. En se moquant au besoin des stéréotypes intellectuels. “Les Africains n’ont toujours pas cédé au fat nombrilisme où s’embourbent tant d’auteurs français” fait-il dire avec malice à un de ses nombreux narrateurs. “L’incontinence littéraire est une des maladies les plus répandues de l’époque” constate-t-il quand il croque Eva, “mannequin de la diversité, entrepreneuse en self-empowerment”. C’est donc bien de littérature avant tout, “d’écrire ou ne pas écrire selon les derniers mots du livre, dont il est questions dans La Plus secrète mémoire des hommes. Le secret, c’est celui d’un manuscrit d’un juif (“vraiment ?” dit-il) retrouvé pendant la deuxième guerre mondiale et accusé de plagiat. On vous laissera découvrir les surprises et rebondissements de l’enquête, car comme dans ses deux premiers livres, MBougar Sarr est passé maître dans la construction d’un récit tentaculaire. “Tout est permis dans les variations et combinaisons qu’offre la création littéraire. Être compris est rare en littérature, mais il faut tout faire pour ne l’être jamais totalement, quand on est écrivain.” Il arrive très bien à régner en maître dans “la seule patrie des livres” mais n’oublie jamais “cette vie que le lecteur connaît très bien” au détour de ce grand roman littéraire de réflexion sur le pouvoir – relatif, conquis mais sans illusion – de l’écrivain.

MBougar Sarr, écrivain érotique

“Une chatte est une chatte” fait-il dire à l’une des figures féminines qui peuplent la mémoire du narrateur. C’est sans doute lorsqu’il mêle le corps à la littérature qu’il atteint son prodigieux équilibre : “Les grandes ferveurs jaculatoires finissaient très souvent par m’ensevelir sous une mélancolie sans recours. A peine entrais-je dans l’ivresse ou la joie que leur envers misérable éclatait devant moi. Je ne me réjouissais en conséquence jamais si longtemps que la tristesse des choses me fut épargnée : la tristesse avant la fête, la tristesse après la fête, la tristesse de la fête qui allait irrémédiablement finir (ce moment est aussi hideux que celui ou un sourire s’efface d’un visage), la part de tristesse de toute humanité, avec laquelle chacun se débat comme une ombre et comme il peut.” La fête des corps s’évanouit dans la mémoire des mots. MBougar Sarr est bien un grand écrivain érotique. L.H.

La Plus Secrète Mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr (co-édition Philippe Rey – Jimsaan, 22 €).

Mardi 17 mai à 21h : lectures sous le Kraken des Subs d’oeuvres de Mohamed Mbougar Sarr et Jon Kalman Steffanson (Islande) par les comédiens de la compagnie Cassandre, Lyon 1er.

Mercredi 18 mai à 19h : Mohamed MBougar Sarr en conversation avec Claudia Durastanti, auteure italienne, dans un débat intitulé Nos Etrangetés aux Subs, Lyon 1er.

Lire aussi notre critique de Connemara de Nicolas Mathieu, invité du Littérature live festival mardi 17 mai.