Sorj Chalandon dit adieu à son drôle de père dans Enfant de salaud, en lice pour le prix Goncourt, dans lequel il élargit son histoire familiale vers la grande Histoire du procès Barbie qu’il a couvert à Lyon en 1987. Conversation avec notre écrivain lyonnais de cœur.

Avant de parler d’Enfant de salaud, vous avez accompagné la sortie du beau film de Jean-Pierre Améris, Profession du père (notre critique), adapté de votre livre. Qu’en avez-vous pensé ?

Sorj Chalandon : “ J’ai beaucoup pleuré ! J’étais absolument sidéré de retrouver les expressions de mon père en Benoît Poelvoorde, la façon d’ouvrir les yeux, de divaguer. J’étais à la fois fasciné et effrayé. J’avais aussi la magie de découvrir une autre histoire que la mienne. Je n’interviens jamais dans les adaptations de mes livres. Jean-Pierre m’avait prévenu qu’il voulait traiter que de l’enfance, et d’une certaine façon c’est le film de deux enfants lyonnais, le décor de l’appartement est davantage celui de sa famille à lui, et la mère du film était plus attentionnée que la mienne, qui n’était qu’absence. C’était très beau.

« J’étais sidéré de retrouver les expressions de mon père en Benoît Poelvoorde », explique Sorj Chalandon à propos du film de Jean-Pierre Améris, Profession du père.

On retrouve en revanche ce mélange de romanesque et d’effroi qu’inspire votre père, collabo et mythomane, dans Enfant de salaud, mais peut-être plus sous la forme d’un adieu… 

Vous avez absolument raison, je referme le livre du père avec ce livre. Je ne pense pas y revenir. J’aime bien sa forme apaisée.

Au-delà de votre père, vous élargissez votre narration au procès Barbie que vous avez couvert et à la réalité des victimes qui viennent témoigner. L’enquête du journaliste que vous êtes semble être le seul antidote au poison de la mythomanie…

Oui, mon père a menti jusqu’au bout et ce ne serait pas intéressant pour les gens qui me lisent, sa biographie, on s’en fiche ! Voilà longtemps que je voulais revenir sur le procès Barbie qui est vraiment l’événement que j’ai couvert qui m’a le plus marqué en laissant des traces indélébiles. Je tournais autour depuis une dizaine d’années sans avoir de raison de le faire mais ça me hantait. Quand j’ai découvert les archives à Lille en mai 2020 qui établissaient les faits et gestes réels de mon père, la dernière pièce du puzzle s’est mise en place avec ce qui s’est passé avec lui à la cour d’assises de Lyon en 1987.

Enfant de salaud est aussi un livre qui recouvre à la fois votre activité de journaliste et d’écrivain en plus de votre histoire familiale…

Oui, il referme à la fois Profession du père et Mon traître. En réalité, je n’ai écrit qu’un seul véritable roman, Une promesse, une histoire de deuil et de fraternité. A travers les autres livres, je courais après des choses auxquelles je devais nécessairement me confronter. J’ai toujours eu au fond du cœur une autre envie d’écriture mais je ne sais pas comment m’y prendre, je suis encore dans le silence qui succède à tous ces événements incroyables.

Vous parlez de “forme apaisée”, et on sent effectivement une forme de détachement. Avec une écriture très simple, vous arrivez à toucher la folie de votre père comme à rendre justice aux victimes de Barbie ou aux enfants d’Yzieu…

On ne fait pas de littérature avec les enfants d’Yzieu. Il faut les décrire dans la nudité de leur effroi. Petit, j’étais extrêmement bègue jusqu’en 5e ou 4e. ça m’a obligé à faire attention aux mots, à les respecter. J’ai vraiment une écriture de bègue : pas de mot en trop, pas de superflu, aller au plus juste, chaque mot à sa place au plus près de l’émotion. J’écris facilement mais je coupe énormément, jusqu’à ce que le mot saigne, que l’écriture soit à l’os. J’ai beaucoup travaillé sur les faits divers par exemple dans les écoles de journalisme et la plupart du temps, je voyais des gens écrire un “viol épouvantable” au lieu de parler simplement de “viol”. C’est le viol qui est épouvantable, il n’y a pas besoin d’en rajouter.

« On ne fait pas de littérature avec les enfants d’Yzieu. »

(Sorj chalandon)

Pourriez-vous écrire des romans à partir de faits divers ?

Je ne crois pas. Pour moi, c’est une matière de journal. Je ne veux pas être dans la tête de Guy Georges ni d’Ilan Halimi. Je lis avec intérêt les livres de Jaenada par exemple mais j’en suis incapable. Pour moi, la matière réelle est réservée à l’information, mais peut-être que je me trompe… C’est d’ailleurs frappant de voir qu’aujourd’hui tout le monde nous demande si une histoire est vraie. Comme si la fiction avait perdu de son aura. Je sais même que des journalistes sont allés vérifier dans les archives de Lille si ce que je disais était vrai ! Je n’aurais pas pu inventé un mythomane comme mon père, on ne m’aurait pas cru ! Pourtant dans ma vie j’aurais adoré ne rien savoir des agissements de mon père. On n’aurait jamais demandé à Dumas d’avoir été un mousquetaire. Je revendique le droit d’être un mousquetaire !

Vous pourriez donc revenir à une fiction pure ?

C’est mon grand problème. Je suis capturé, phagocyté par la réalité, il faut toujours que je parte de quelque chose de réel, j’ai toujours l’impression de ne rien écrire quand je suis dans la fiction pure. J’ai un problème de légitimité d’écrivain, malgré tous mes livres, je me sens encore journaliste. Peut-être que ma sérénité sera complète quand j’aurais abordé le thème de l’absence de ma mère.

Le prix Goncourt pourrait-il être une façon de vous apporter cette forme de légitimité ?

J’ai eu le Grand Prix de l’Académie Charles Cros, le Médicis et le Goncourt des lycéens, mais aucun prix depuis 2013. Je pense que dans l’édition on se dit : “Chalandon, il est servi !” (rires) Tous les prix sont importants, le Goncourt des lycéens m’a ouvert à un lectorat plus jeune qui n’avait jamais entendu parler de moi, c’est formidable ! Et je suis toujours étonné d’être encore là ! Je n’ai vraiment aucun pronostic. En tout cas, vivre un tel compte à rebours, c’est monstrueux ! C’est un coup à s’installer avec mon frère à la brasserie Georges avec un tonneau de bière, et boire comme nous buvions la Rink ensemble il y a 50 ans ! (l’ancien nom de la bière Georges, ndlr). C’est ça pour moi revenir à Lyon.”


Enfant de salaud de Sorj Chalandon (Grasset, 20,90 €).

Photos : J.-F. Paga (Grasset).