Une édition excep­tion­nelle et foison­nante à la Bien­nale de Lyon, dont on n’a pas fini de faire le tour à Fagor, au Mac ou au musée Guimet. Suivez le guide pour les dix premières oeuvres à nous avoir marqués sur le beau thème de la « fragi­lité ».

Para­doxa­le­ment, cela faisait trois ans qu’il n’ y avait pas eu de bien­nale d’art contem­po­rain à Lyon. La faute à la Covid (et aux déca­lages admi­nis­tra­tifs). On ne regret­tera pas ce temps supplé­men­taire de gesta­tion. Cette édition est excep­tion­nelle, pour plusieurs raisons. Les commis­saires d’ex­po­si­tion, le duo libano-alle­mand Sam Bardaouil et Tim Fell­rath, ont choisi un thème qui résonne réel­le­ment avec l’ac­tua­lité : un « mani­feste de la fragi­lité  ». La démarche n’est pas selon eux un simple constat, assumé, mais aussi une force et un appel à la résis­tance. En résumé, la maison brûle, mais les artistes, censés par essence être plus vulné­rables, rejoignent les pompiers. Le sujet pour­rait rebu­ter par son esprit peu festif, « morose  » ont résumé certains. Ce n’est pas notre point de vue. Tout d’abord le foison­ne­ment des œuvres et des regards (deux cents artistes, 12 lieux d’ex­po­si­tion) laisse place à toute une gamme de senti­ments, et même  l’hu­mour. Par ailleurs, le choix de faire parti­ci­per diffé­rents musées de Lyon à l’évé­ne­ment donne lieu à de riches confron­ta­tions croi­sées. On tombera au détour des lieux prin­ci­paux (MAC, Musée Guimet, Fagor) sur un (magni­fique) tableau du peintre lyon­nais Combet-Descombes issu du musée Paul Dini, ou une statue antique prove­nant du Musée gallo-romain. En retour, on trou­vera des œuvres contem­po­raines aussi bien au musée Gadagne que dans les parkings de LPA. Sans comp­ter les parcours asso­ciés, jusqu’aux limites de Rhône-Alpes. On passe du mono­lithe au rhizome : l’es­prit de la ville coule dans cette bien­nale inter­na­tio­nale. Enfin, la théma­tique de la fragi­lité, respec­tée, et qui parle à tous, sert de torche élec­trique pour éclai­rer les œuvres, débar­ras­sées des appa­rences cryp­tiques que certains veulent leur accor­der.

Cour­tesy de l’ar­tiste. © DR

1. Gabriel Abrantes, A brief history of prin­cess X (MAC, Lyon 6e)

Ce court métrage de Gabriel Abrantes (6 mn. 2016) est l’oeuvre la plus drôle , et pas la moins perti­nente, abor­dant la théma­tique du « genre  », très présente dans l’art contem­po­rain d’au jour d’aujourd’­hui (si l’on pléo­nasme la chose). Abrantes raconte l’his­toire, globa­le­ment vraie, du portrait de Marie Bona­parte par Cons­tan­tin Bran­cusi. Le sculp­teur n’est pas en empa­thie avec son modèle. Lors d’une séance, il explique à la prin­cesse qu’elle a un joli buste, mais des jambes horribles. « Et ce n’est pas le pire, vous êtes tota­le­ment super­fi­cielle ». Leur rela­tion s’ar­rête là. Marie Bona­parte a un autre sujet de préoc­cu­pa­tion : la sexua­lité fémi­nine. Abrantes « recons­ti­tue  » de façon déso­pi­lante la nuit de noce, très méca­nique, entre l’ar­rière-petite nièce de Napo­léon et son mari le prince Georges de Grèce. « Je déteste autant que vous ce que nous faisons là, mais nous devons le faire si nous voulons un enfant » énonce-t-il en plein coït. Elle est frigide.  Lui est gay. Elle déve­loppe, dans ce cadre, la théo­rie « que plus le clito­ris est proche du vagin plus il y a de chances de ressen­tir un orgasme ». A cet effet, elle subit plusieurs opéra­tions qui n’eurent aucun résul­tat. Elle pour­sui­vra ses recherches chez Freud. Pendant ce temps Bran­cusi change de style, reprend pendant plusieurs années sa statue, la rogne, l’épure jusqu’à atteindre la forme défi­ni­tive, en bronze poli, que Abrantes asso­cie – « vous pensez à la même chose que moi ? – à un gode­mi­ché en chrome. L’oeuvre est censu­rée en 1916 lors d’une expo­si­tion au Grand Palais. « On ne peut pas expo­ser une paire de couilles, il y a un ministre  ». L’ar­tiste répond : “ce n’est pas une paire de couilles, c’est le portrait de Marie Bona­parte. Une femme !  » .  Cette petite perle filmique raconte beau­coup sur l’his­toire de l’art et des repré­sen­ta­tions liées au genre. Ne manquez pas non plus, du même auteur, L’Agneau de Dieu (2020), Les Extraor­di­naires mésa­ven­tures de la jeune fille de pierre, sorte de Nuit au Musée confron­tée à la dure réalité du monde.

Cour­tesy de l’ar­tiste et Zilber­man Gallery. © Blan­dine Soulage. ©Adagp, Paris.

2. Pedro Gomez-Egaña, Virgo 2022 (Fagor, Lyon 7e)

Dans la caté­go­rie des choses qui semblent intan­gibles, le plus rassu­rant dans la vie quoti­dienne, c’est l’ap­par­te­ment. La vaste instal­la­tion de Pedro Gomez-Egana aligne 29 parois, au sein desquelles on recon­naît les diffé­rentes pièces d’un loge­ment, fami­lières mais rétré­cies, résu­mées aux objets qui carac­té­risent leur fonc­tion. Le lit pour la chambre, le porte crayon du bureau, la plante verte du salon, le lavabo de la salle de bain… Un ingé­nieux système de rails permet de faire circu­ler le décor à travers les panneaux. Des perfor­meuses s’em­ploient discrè­te­ment à ces glis­se­ments . De façon si natu­relle, qu’un des gardiens s’est exclamé « excu­sez-moi madame, mais on ne peut pas toucher les œuvres ». Ce à quoi elle a rétorqué « mais je fais partie de l’oeuvre ! ». L’ef­fet, trou­blant, donne l’im­pres­sion que la cinquième dimen­sion s’est intro­duite dans un espace d’ex­po­si­tion Ikea.

© Blan­dine Soulage. ©Adagp, Paris.

3. Hans Op de Beeck, We where the last to stay (Fagor, Lyon 7e)

Voilà certai­ne­ment l’oeuvre la plus monu­men­tale de la bien­nale. Elle occupe entiè­re­ment un immense hangar où tout, abso­lu­ment tout, est peint en gris. L’en­semble évoque un campe­ment de cara­vanes et de voitures aban­don­nées, cages à oiseaux vides, placées en face d’un jardin public où l’on se doute que ne pous­sera plus jamais une fleur. On pense immé­dia­te­ment au dernier camp de survi­vants de la bombe, dispa­rus à leur tour, recou­verts par les cendres. L’oeuvre immer­sive, horri­ble­ment esthé­tique, offre une idée de l’abou­tis­se­ment de l’his­toire de l’hu­ma­nité. La suite de La Route de Cormac McCar­thy en 3D.

Cour­tesy de l’ar­tiste. © Blan­dine Soulage. ©Adagp, Paris.

4. Sylvie Selig, Stat­less/Weird family (Fagor, Lyon 7e)

Un univers fabu­leux se déploie sur 50 mètres. Sylvie Selig utilise diffé­rents supports pour créer une fantas­ma­go­rie parti­cu­liè­re­ment touchante. Il y a des pein­tures à l’huile sous cadres clas­siques, une famille de person­nages (28)  réali­sées à base de mannequins de coutu­rière, de papier mâché et d’objets de récu­pé­ra­tion. On pour­rait y voir les membres d’an­ciennes tribus dispa­rues en costumes rituels, des person­nages de Jérôme Bosch, l’en­fer en moins, ou les habi­tants d’autres planètes qui n’au­raient pas encore accès à la tech­no­lo­gie. Une magni­fique fresque, pendant onirique de la tapis­se­rie de Bayeux, parcourt l’en­semble. Elle raconte, de façon pano­ra­mique, l’his­toire d’un lièvre venant en aide à une réfu­giée tentant d’échap­per à la guerre. Gros coup de coeur, même si on n’est pas sûr de vouloir parti­ci­per au repas de famille. 

Cour­tesy de l’ar­tiste. © Blan­dine Soulage. ©Adagp, Paris.

5. Eva Fabre­gas, Growths (Fagor, Lyon 7e)

L’ar­tiste sculpte des œuvres monu­men­tales à l’aide de struc­tures gonflables remplies de ballons. Outre le côté dégueu, un peu malade, qui rappelle la fragi­lité de nos organes internes, on peut imagi­ner des parties sexuelles atteintes de syphi­lis aussi bien que des cham­pi­gnons enva­his­sants, ou des cocons d’alien. Leurs belles couleurs attirent aussi bien la fasci­na­tion que la répul­sion. Elles ne sont pas prêtes à servir de bouées pour les piscines.

2018. Cour­tesy de l’ar­tiste et de Athr Gallery. © Blan­dine Soulage. ©Adagp, Paris.

6. Moha­mad Al Faraj, Sophia (Musée Guimet, Lyon 6e)

Cette instal­la­tion vidéo proje­tée sur une série d’écrans acco­lés à l’ho­ri­zon­tale et à la verti­cale, séduit d’em­blée par sa force esthé­tique et son rythme. L’uti­li­sa­tion du split screen (plusieurs sujets sur plusieurs cases) ou un même paysage étalé sur toutes les cases, met en face à face l’his­toire d’un robot qui a obtenu la natio­na­lité saou­dienne lors d’un congrès tech­no­lo­gique et le sort des apatrides. Puis­sant.

Cour­tesy de l’ar­tiste et de Durst Britt & Mayhew. © Blan­dine Soulage. ©Adagp, Paris.

7. Puck Verkade, Plague 2019 (Musée Guimet, Lyon 6e)

C’est assis au milieu de frites géantes, un peu comme si on était des saucisses au milieu d’une assiette qu’on assiste à la vidéo déli­rante d’une mouche qui veut se débar­ras­ser de l’es­pèce humaine et d’une ména­gère consu­mé­riste. Le graphisme, faus­se­ment naïf, évoque la maladresse d’ani­ma­tions en pâte à mode­ler. Aussi irra­con­table que matière à réflexion.

Cour­tesy des artistes. © Blan­dine Soulage. ©Adagp, Paris

8. Kennedy + Swann, Delphi Demon/ Morning routine (Musée Guimet, Lyon 6e)

Plusieurs films employant aussi bien les tech­niques numé­riques que l’image réelle (un discours aussi incon­gru que réjouis­sant du chan­teur Robbie Williams) s’em­ploient à poser des ques­tions. L’oracle au milieu d’un désert parsemé de morceaux de statues grecques répond aux inter­ro­ga­tions d’une jeune fille noire atteinte de viti­ligo (donc ni blanche ni noire), un robot répond à un quizz… Une façon éton­nante et fine d’ex­plo­rer nos rapports avec l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle.

Cour­tesy de l’ar­tiste. © Blan­dine Soulage. ©Adagp, Paris.

9. Ugo Schiavi, Graf­ted memory system. (Musée Guimet, Lyon 6e)

L’oeuvre occupe une grande partie de la grande salle du musée Guimet. Ces grandes serres empi­lées, évoquant les grandes heures des expo­si­tions d’his­toire natu­relle, montrent de façon évidente une vision dysto­pique de l’aban­don du musée. S’y enche­vêtrent des plantes, des écrans vidéos, des déchets, des osse­ments baignées par un son légè­re­ment flip­pant. Mais c’est beau, et pile dans le sujet : la fragi­lité de la mémoire.

Cour­tesy de l’ar­tiste. © Blan­dine Soulage. ©Adagp, Paris.

10. Kim Simons­son, Moss people. (Musée Guimet, Lyon 6e)

Ces mignonnes petites créa­tures vertes (de la céra­mique recou­verte  de fibre de nylon) ont envahi la bien­nale sur plusieurs espaces d’ex­po­si­tion. On se demande ce à quoi elles s’em­ploient, portant sur leur dos aussi bien un bouquet de végé­taux qu’un sac à dos. Elles renouent avec ce vieil imagi­naire immé­mo­rial des elfes, des créa­tures magiques de la forêt, aussi bien qu’a­vec les aven­tures de Link, le héros du jeu d’He­roïc Fantasy Zelda. On les croyait passés dans le registre des espèces dispa­rues.

Mani­festo of fragi­lity. 16e Bien­nale d’art contem­po­rain de Lyon. Jusqu’au 31 décembre. Pass perma­nent (accès illi­mité aux expo­si­tions) : 35 euros sur place / 28 euros en ligne.