Nous avions rencon­tré Pierre Soulages en 2012 pour son expo­si­tion au musée des Beaux-Arts de Lyon, qui a depuis acquis plusieurs de ces toiles. Conver­sa­tion avec un maître de la lumière, grand gaillard en Reebok noires qui « n’avait rien contre le fait d’être popu­laire ». Il avait alors 92 ans…

Votre pein­ture est à la fois contem­po­raine et ances­trale. Avez-vous choisi de travailler le noir par amour pour la pré-histoire ?
Pierre Soulages : “Oui. Le noir c’est l’ori­gine de la pein­ture, cette faculté que seul l’homme possède. Certains oiseaux chantent, inspirent les musi­ciens, mais aucun animal ne peint. Or même dans les grottes les plus obscures, l’homme a d’abord peint en noir. On enseigne l’his­toire de l’art le plus souvent à partir de l’art roman. C’est diffi­cile de trou­ver quelqu’un qui n’aime pas l’art roman, moi le premier. Mais il y a six siècles qui nous en sépare. Avant, ce sont 340 siècles, dont on ne parle pas ! Lorsque j’ai vu les pein­tures de Pech-Merle, j’ai eu un choc. C’est pour ça qu’à l’époque, j’ai quitté l’école des Beaux Arts.

Vous vous êtes construit contre l’en­sei­gne­ment et la pein­ture de l’époque ?
Non, j’ai toujours été libre mais je ne suis contre rien. Je suis pour. J’ai quitté l’école des Beaux-Arts parce qu’elle m’em­me­nait dans une direc­tion où je ne voulais pas aller. Mais je ne suis pas contre l’en­sei­gne­ment qu’on y trouve. Il est même très impor­tant pour la forma­tion de l’oeil et de la main. Je vois tant de peintres qui ont du talent mais qui n’en ont pas les moyens. J’ai une immense admi­ra­tion pour les chefs-d’oeuvre du Louvre, mais ce n’est simple­ment pas ce que je voulais faire. Je suis né à Rodez où il y avait des arti­sans du fer ou du bois. Je les admi­rais beau­coup. Ils faisaient ce qu’ils savent faire et c’était magni­fique. Moi, j’ai toujours voulu aller vers ce que je ne connais pas, décou­vrir d’autres voies. Le noir m’a permis d’al­ler vers une forme d’in­fini.

« Je peux peindre avec du bois ou une semelle. L’ou­til est déjà un programme. C’est parfois en chan­geant d’ou­til qu’on rend une toile bonne. »

PIERRE SOULAGES


Vous peignez toujours avec des pinceaux de peintres platriers ?
Parfois. Je peux peindre avec du bois ou une semelle. L’ou­til est déjà un programme. Un jour, c’est en utili­sant un couteau que j’ai trouvé la lumière que je recher­chais sur la toile alors que je n’y arri­vais pas juste avant. C’est parfois en chan­geant d”outil qu’on rend une toile bonne.

Pierre Soulages, pein­ture, avril 2012. (Coll. part. ADAGP, musée des Beaux-Arts de Lyon)


Vous avez changé tota­le­ment le rapport au tableau en inven­tant “l’ou­tre­noir”, c’est-à-dire le jeu des reflets et de la lumière à partir de la toile…
Abso­lu­ment. Ma pein­ture n’est pas noire ! Ceux qui voient du noir ont du noir dans la tête. Je ne peins pas le noir, je peins la lumière. Le noir absorbe toutes les couleurs et avec les reflets, il y a une infi­nité d’émo­tions possible. Je suis d’ailleurs très heureux qu’aujourd’­hui le terme d’ou­tre­noir s’uti­lise aussi en couture.

La lumière étant fonda­men­tale dans votre travail, votre parti­ci­pa­tion est parti­cu­liè­re­ment impor­tante dans l’ins­tal­la­tion d’une expo­si­tion…
Je dois compo­ser avec la lumière des Musées qui sont exac­te­ment le contraire de ce que cherche à obte­nir en faisant surgir la lumière du tableau. Mais je n’uti­lise aucun arti­fice. Il faut simple­ment un peu de patience. Avec un éclai­rage tout simple, je finis toujours par y arri­ver !

« Je n’ai rien contre le fait d’être popu­laire ! Je suis très touché que les gens aiment mon travail, qu’ils soient grand philo­sophe ou femme de ménage. »

PIERRE SOULAGES



Vous avez réussi le para­doxe de faire une pein­ture abstraite et popu­laire. Comment vivez-vous cette popu­la­rité ?
Je n’ai rien contre le fait d’être popu­laire ! Je suis très touché que les gens aiment mon travail, qu’ils soient grand philo­sophe ou femme de ménage. C’est la même chose pour moi. Ma pein­ture plaît à des cercles intel­lec­tuels et je m’en féli­cite, mais je serais triste si elle ne plai­sait qu’à cette mino­rité. Le noir, c’est aussi la couleur de l’anar­chie et pour­tant, quand on s’ha­bille pour une céré­mo­nie offi­cielle, on s’ha­bille en noir ! Le noir a donc plein d’as­pects diffé­rents. C’est aussi la couleur du deuil chez nous, alors que c’est le blanc chez 75% des autres pays. Je ne sais pas pourquoi ma pein­ture est popu­laire, mais ça prouve qu’elle touche quelque chose de profond qui nous est commun à tous. Peut-être cette dimen­sion ances­trale dont on parlait tout à l’heu­re…

Vous trou­vez l’art contem­po­rain souvent trop élitiste ?
Il n’est pas TROP élitiste. Il EST élitiste. Moi j’ai eu beau­coup de chance. J’ai été repéré tout de suite, ça m’a rendu libre. Lorsque j’ai rencon­tré Joseph Delteil, j’étais encore étudiant, c’était pendant la guerre, ça a été une des grandes rencontres de ma vie. Je m’étais fabriqué moi-même des faux papiers pour ne pas faire de travail obli­ga­toire. Je me faisais passer pour viti­cul­teur. Je l’ai rencon­tré dans un champ où il n’y avait rien. Il a vu tout de suite que je n’étais pas viti­cul­teur, et moi j’ai vu tout de suite qu’il ne me trahi­rait pas ! Il m’a invité à boire un verre chez lui. Nous sommes deve­nus amis tout de suite. Comme il insis­tait pour que je lui montre ce que je faisais, je lui ai montré mes premiers tableaux, déjà en noir et blanc. Il m’a dit : “Noir et blanc ? Tu prends la pein­ture par les cornes ! En route vers la magie !”. J’ai toujours essayé de garder cette magie.

Y compris quand vous avez choisi de créer des vitraux pour l’ab­ba­tiale de Conques…
Oui, je cher­chais un type de verre qui puisse lais­ser passer la lumière des deux côtés. Je n’ai pas trouvé le verre que je voulais, ni en France, ni en Italie, ni en Alle­magne. Alors j’ai eu la folie de le fabriquer moi-même. Tout le monde pensait que j’al­lais faire des vitraux noirs ! (rires) Je voulais que la lumière passe partout, mais pas de la même façon. On appelle ça un verre blanc mais il est inco­lore. A certains endroits les reflets sont bleus, à d’autres il prend une couleur oran­gée, chaleu­reuse. Et ce sont des vitraux qu’on peut voir aussi de l’ex­té­rieur alors que les vitraux en géné­ral sont opaques à l’ex­té­rieur. Le travail a duré sept ans, mais aujourd’­hui, il y a des Japo­nais qui viennent pour les voir ! (rires) Pour les dessins, je tenais aussi à ne pas utili­ser de formes recti­lignes comme en voit toujours en archi­tec­ture. J’ai voulu m’ins­pi­rer du souffle, du vent, avec des lignes courbes.

Les vitraux de l’ab­ba­tiale de Conques ont-ils eu une influence sur votre pein­ture ?
C’est l’in­verse ! C’est le travail que j’ai toujours fait sur la lumière dans mes tableaux qui m’a conduit aux vitraux.

Que faites-vous quand vous ne peignez pas ?
Je jardine, je nage, je fais comme tout le monde. Avant quand j’avais du temps, j’al­lais à la pêche. Mais main­te­nant, dès que j’ai un peu de temps, je peins ! »

Propos recueillis par le 8 octobre 2012

Pierre Soulages, pein­ture, 2012. (Coll. part. ADAGP, musée des Beaux-Arts de Lyon)