Grand traduc­teur du russe, André Marko­wicz raconte le roman de Pouch­kine, monu­ment du roman­tisme russe, à l’af­fiche du TNP tout le mois de juin dans une mise en scène de Jean Bello­rini. Désor­mais indis­so­ciable de son binome Françoise Morvan, il nous offre une plon­gée dans le clas­si­cisme russe subtile et éclai­rée.

Comment avez-vous travaillé avec Jean Bello­rini sur Onéguine ?

André Marko­wicz : “ Jean et son équipe voulaient monter le texte dès qu’il est paru en 2005, quand j’avais terminé la traduc­tion. Je les ai laissé faire ! On a simple­ment travaillé ensemble sur la diction, les rapports avec le texte russe. Ils ont même fait venir ma mère, qui connaît le texte d’Eugène Onéguine par cœur, pour écou­ter ses into­na­tions en russe. Jean consi­dère un peu ce spec­tacle comme celui qui l’ac­com­pagne depuis long­temps. C’est une forme légère, même s’il y a plus de 6000 vers. Ce qui est très beau dans le spec­tacle, c’est que quelqu’un nous raconte de la poésie à l’oreille, mais c’est aussi une histoire qu’on qu’on voit se dérou­ler sous nos yeux. C’est l’ori­gi­na­lité d’Onéguine, c’est un roman en vers, ce n’est pas du tout pensé pour le théâtre. Ce qu’a fait Jean, c’est de garder la forme du récit en huit chapitres, en donnant cette impres­sion qu’on nous raconte une histoire.

« C’est vrai­ment un conte théâ­tral, avec une légè­reté ironique très XVIIIe siècle qui est propre au roman­tisme russe »

(FrançoisE Morvan)

Le texte de Pouch­kine est-il très diffé­rent de l’opéra qu’en a tiré Tchai­kovski ?

A.M. : Tchai­kovski a gardé une partie de l’in­trigue, mais pas le ton, qui appar­tient au person­nage de l’au­teur. Sa voix change tout le temps, tantôt dans la légè­reté, tantôt dans l’élan roman­tique à la Byron, c’est ce qu’on retrouve très bien dans la mise en scène de Jean, mais qui n’est pas dans le livret de Tchai­kovski, même s’il est très beau…

Françoise Morvan : “C’est vrai­ment un conte théâ­tral, avec une légè­reté ironique très XVIIIe siècle qui est propre au roman­tisme russe, avec des clins d’œil et une manière de ne jamais se prendre au sérieux.

Quelles sont les parti­cu­la­ri­tés du roman­tisme russe ?

A.M. : Il est très diffé­rent du roman­tisme français, qui tour­nait le dos à Voltaire, alors que Pouch­kine le véné­rait. Ironie et roman­tisme vont de pair en Russie.

F.M. : Oui, c’est à la fois une histoire roman­tique et un retour sur les lieux communs roman­tiques, avec cette satis­fac­tion machiste qui est moquée, comme dans la scène du duel. C’est un texte très moderne en ce sens. Onéguine est un héros roman­tique qui fait toutes les bêtises que font les héros roman­tiques… Et toutes ces sottises mascu­lines fini­ront par se résu­mer en un “non” de l’hé­roïne, montée au pinacle avant d’être laissé tomber…

A.M. : Onéguine est un hymne à la femme extra­or­di­naire. Même si Tatiana n’in­ter­vient que deux fois, elle enva­hit tout le roman.

« Ce qui est très beau dans le spec­tacle, c’est que quelqu’un nous raconte de la poésie à l’oreille, mais c’est aussi une histoire qu’on qu’on voit se dérou­ler sous nos yeux. »

(André Marko­wicz)

Avez-vous adapté les dialogues ou les phrases pour le théâtre ?

A.M. : Pas du tout. Jean a respecté à la virgule près le texte de ma traduc­tion. Et lorsque je travaillais avec les comé­diens, on ne travaillait pas à partir du texte français mais à partir du texte russe. C’est préci­sé­ment ce ton faus­se­ment léger qui fait la beauté d’Onéguine, ce plai­sir de racon­ter avec ses diffé­rentes facettes d’al­lu­sions qu’il fallait garder.

F.M. : André voulait traduire Onéguine depuis l’âge de 15 ans, mais il n’y arri­vait pas. Le traduire en prose ou en vers libres, ça ne pose aucun problème. Mais tout repose sur la musique, sur le fait que la plai­san­te­rie va tomber juste au bon endroit, c’est cette équi­va­lence qu’il fallait retrou­ver en français, pour retrou­ver le plai­sir de l’oreille. C’est un opéra sans musique, un opéra de la langue. Il fallait avoir l’im­pres­sion d’en­tendre le texte russe avec natu­rel…

François Morvan et André Marko­wicz (photo Jacques Grison).

Juste­ment, vos traduc­tions de Dostoievski ont révo­lu­tionné notre lecture du fait de ce natu­rel, de cette forme de théâ­tra­lité que vous avez réussi à trans­po­ser de la langue russe…

A.M. : Oui, c’est dû au fait que dans la tradi­tion litté­raire russe, il n’y a pas de distinc­tion ou d’in­ter­dit sur l’ora­lité ou la langue popu­laire. Pour une raison fonda­men­tale qui est qu’à l’époque, le russe était détenu par le peuple, les écri­vains comme Pouch­kine parlant français. Alors que dans la litté­ra­ture française, la litté­ra­ture clas­sique est pour le dire d’une façon vulgaire, une litté­ra­ture de classe. Les possi­bi­li­tés stylis­tiques du russe et du français sont donc très diffé­rentes. Ensuite, dans le cas de Dostoievski, ces effets de langue sont aggra­vés par le fait qu’il est le premier écri­vain dont le narra­teur ne dit pas la véri­té… C’est ce qui explique toute la moder­nité après lui comme les styles de Kafka ou Faulk­ner. En plus, il dictait ses romans, donc l’em­por­te­ment, le bouillon­ne­ment et l’ora­lité sont fonda­men­taux chez lui. C’est cette tradi­tion qui trouve sa source chez Pouch­kine.”

Propos recueillis au TNP par Luc Hernan­dez

André Marko­wicz et Françoise Morvan sont artistes asso­ciés au TNP. Onéguine est à l’af­fiche du TNP à Villeur­banne jusqu’au 26 juin, petit théâtre Jean Bouise. De 14 à 25 €. Réser­ver.

Lire notre critique du spec­tacle, parue lors de sa diffu­sion sur France Culture, en avril dernier.

Photo du spec­tacle : Pascal Victor.