Vous reprenez La Douleur dans lequel vous êtes seule en scène et que vous vous aviez monté avec Patrice Chéreau. Saviez-vous dès le départ qu’il deviendrait un spectacle fétiche ?

Dominique Blanc : Pas du tout ! Au départ, j’avais le rêve d’un spectacle nomade pour les années à venir, car c’est important de les préparer les années à venir… Je me voyais à 70 ou 80 ans avec mon amoureux pour m’éclairer – en Amérique du Sud – avec un spectacle sans aucun décor, mon spectacle de roulotte, que je pourrais jouer partout… C’était il y a 15 ans. C’est toujours mon rêve aujourd’hui, et l’amoureux est toujours le même, je le précise… (sourire)

Par ailleurs, Patrice voulait qu’on fasse une lecture ensemble et il venait de rencontrer Thierry Thieû Niang en me disant qu’il pourrait être notre regard sur cette lecture. On a lu quantité de textes, puis Thierry a envoyé La Douleur à Patrice qui me l’a envoyé et immédiatement, je me suis dit : c’est ça ! Puis Patrice est rentré épuisé de sa mise en scène du Tristan de Wagner à La Scala, et très vite je me suis retrouvée seule à accomplir mon rêve…

« La Douleur est un texte majeur. Sur les femmes qui attendent le retour des hommes de la guerre, mais aussi sur une femme qui est amoureuse de deux hommes à la fois. »

DOMINIQUE BLANC

Pourquoi vous est-il toujours aussi nécessaire aujourd’hui ?

Pas seulement parce qu’il s’agit des dix ans de la mort de Patrice et qu’il me manque, nous manque avec Thierry. Je pense que c’est un texte majeur. C’est d’abord un cri. Comme le dit Marguerite Duras, c’est “le cri de toutes les femmes qui attendent le retour des hommes pendant la guerre”. ça ne peut que faire écho aujourd’hui.

Mais c’est aussi l’histoire d’une femme qui est amoureuse de deux hommes, à la fois de Dionys Mascolo et de son mari Robert Antelme, dont elle va tour faire pour qu’il rentre de la guerre. Cet amour double, ça me plaît énormément.

Et puis bien sûr, il y a l’écriture de Duras qui est une immense autrice, même si ce n’est pas elle que j’incarne sue scène, je joue “M.”, son personnage. J’ai immensément d’admiration pour cette femme et pour son parcours. Je veux le faire entendre, et ce texte est encore aujourd’hui incroyablement contemporain et poétique, et je puis vous le dire : j’ai encore souffert de l’apprendre !

Dominique Blanc seule en scène dans La Douleur de Marguerite Duras.
Dominique Blanc sur la scène du TNP dans La Douleur de Marguerite Duras, son dernier spectacle avec Patrice Chéreau. (photos Simon Gosselin 2022)

Vous êtes une actrice pleine de santé. Chéreau avait le génie de l’incarnation et de la vitalité sur un plateau, mais c’était aussi un grand fauve avec sa part sombre, presque une négativité existentielle. Comment avez-vous résisté à ses griffes en jouant autant avec lui et lui être encore fidèle ?

Vous avez dit le mot juste, c’est le “génie”, c’est évident, il en avait. Il avait une exigence extrême envers lui-même autant qu’envers les autres. ça l’a parfois rendu très dur. Je ne l’ai jamais vu violent physiquement mais je l’ai parfois vu violent dans sa direction de comédiens, c’est sûr.

Il travaillait tellement en amont et dans les répétitions qu’on était obligés de fournir. On ne pouvait pas y couper. Et si vous allez encore plus loin que lui, il adore et il vous suit. Il est merveilleux pour ça. C’était vraiment exceptionnel.

J’ai travaillé six fois avec lui, dont deux au cinéma pour La Reine Margot et Ceux qui m’aiment prendront le train. Il avait sans doute plus facilement du plaisir au cinéma, parce qu’il avait en direct ce qu’il voulait avoir. Au théâtre, je pense qu’il y avait toujours une angoisse jusqu’à la première, c’est normal. Mais c’était un grand fauve avec ses combats intérieurs effectivement.

Il ne fallait surtout pas lui montrer qu’il nous atteignait, sinon je pense qu’il vous pulvérisait sur place. Il fallait être costaud et savoir se protéger. Je pense que j’ai pu travailler autant de fois avec lui parce que je travaillais aussi en dehors et que lui plaisait. Je n’ai jamais attendu qu’il me téléphone. Je ne faisais pas partie de sa cour et il voyait que tout allait bien, que je travaillais au théâtre ou que je tournais avec Louis Malle. ça relançait encore plus son désir si j’ose dire.

On se retrouvait de façon encore plus miraculeuse mais avec toujours la peur de décevoir, d’avoir changé. C’était magnifique, une relation passionnelle et passionnée dont j’ai payé le prix : je suis tombée malade après les six mois de représentations de Phèdre, j’ai vraiment failli y passer, et la vie veut que je me sois retrouvée dans l’hôpital dans lequel il allait mourir quelques années plus tard… J’ai appris très tard qu’il était malade, et dans son dernier mail, il me disait qu’il allait venir me voir jouer dans Goldoni

Dominique Blanc dans la reprise du spectacle de Patrice Chéreau, La Douleur, au TNP.

« J’ai toujours eu conscience que ce que j’étais en train de traverser avec Chéreau était unique, et qu’il fallait être à la hauteur de cette chance-là. »

DOMINIQUE BLANC

Quelle était sa part lumineuse ?

J’ai débuté avec lui dans Peer Gynt au TNP, c’était déjà magique de me faire confiance ainsi. C’est pour ça que je tenais à reprendre La Douleur ici grâce à Thierry qui y est artiste associé. Avec Patrice, j’ai toujours eu conscience que ce que j’étais en train de traverser était unique. Particulièrement à Nanterre. Koltès était en permanence à la cafétéria et éclairait tout ça de son génie lui aussi, sans compter Michel Piccoli et Luc Bondy !

J’ai travaillé avec tous ces gens-là et je me disais que c’était fabuleux ! J’ai toujours eu conscience que ce que j’étais en train de traverser était unique. Que c’était une chance extraordinaire et qu’il fallait être à la hauteur de cette chance-là. J’aurais aimé être sociétaire de Nanterre comme je le suis aujourd’hui de la Comédie-Française ! 

La Douleur de Marguerite Duras avec Dominique Blanc, d’après la mise en scène de Patrice Chéreau et Thierry Thieû Niang. Du mercredi 28 septembre au dimanche 9 octobre à 20h30 (sf jeu 20h, dim 16h, relâche les lundis) au TNP à Villeurbanne, petit théâtre Jean Bouise (annoncé complet). De 14 à 25 €.