À quel moment avez-vous décidé de retour­ner en Algé­rie sur les traces de votre père ?

Karim Aïnouz : “ Je voulais y aller depuis très long­temps, mais ce qui a déclen­ché le voyage et d’une certaine façon le film, c’est le décès de ma mère. Il était impos­sible d’y aller avec elle pendant les décen­nies noires, ensuite je pense que ma mère était déjà âgée, et c’était sans doute un peu trop tard pour elle… Je ne me voyais pas y aller seul pendant qu’elle était encore là. Elle est partie en 2015. Le temps de faire mon deuil, et d’ima­gi­ner ce que pouvait être le film, j’y suis allé en 2019.

Marin des montagnes est autant une lettre d’amour à votre mère qu’un docu­men­taire sur l’Al­gé­rie…

Auto­por­trait de Karim Aïnouz dans Marin des montagnes.

Oui, l’en­vie du film n’était pas seule­ment l’en­vie du voyage. Au départ, j’avais vrai­ment pensé réali­ser une lettre d’amour à mon père et à son Algé­rie natale, mais pendant que je montais le film, je ressen­tais une forme d’in­sa­tis­fac­tion. Il manquait une part d’in­ti­mité que je n’avais pas toujours avec mon père. C’est alors devenu cette lettre d’amour à ma mère avec ma voix off, d’abord parce que ça me permet­tait de racon­ter cette histoire à quelqu’un.

De le faire à quelqu’un qui n’est plus là faisait resur­gir le passé et permet­tait d’an­crer le docu­men­taire dans le temps. Ça me semblait plus juste, en tout cas ça fonc­tion­nait. J’avais un inter­lo­cu­teur pour racon­ter cette histoire, et je pouvais décou­vrir cette histoire avec elle, l’his­toire de ce pays qu’elle ne connais­sait pas, et moi non plus.

Vous entre­mê­lez d’ailleurs les photos d’ar­chives de vos parents avec celles de l’Al­gé­rie et de la colo­ni­sa­tion.

Karim Aïnouz : Oui, j’étais assez surpris d’être aussi igno­rant de cette histoire. Je crois que c’est surtout un film sur l’igno­rance de la colo­ni­sa­tion. Et je voulais montrer ce qui avait fait que mon père était parti aux États-Unis. C’était donc très impor­tant pour moi en rentrant du voyage de retrou­ver les images qui racon­taient ce qu’é­tait ce pays. J’ai d’abord beau­coup trouvé d’images d’ar­chive dans les musées mili­taires français, mais c’était évidem­ment des images très colo­nia­listes. C’est en trou­vant des archives en Tché­quie et dans d’autres pays “non alignés” que j’ai pu les inté­grer au film et les confron­ter à la matière brute du docu­men­taire. Le film s’en est profon­dé­ment modi­fié.

C’est presque devenu une mission pour moi de mettre au jour des histoires qui ont été éclip­sées. Je suis de plus en plus inté­ressé par donner un visage à un passé qui n’a pas de visage.

Karim Aïnouz

C’est un docu­men­taire construit comme un rêve comme vos fictions comme Le Jeu de la Reine ou La Vie invi­sible d’Eu­ri­dice

Jude Law et Alice Vikan­der dans Le Jeu de la Reine de Karim Aïnouz.

Oui, Le Jeu de la reine, c’est une histoire très distante mais c’est l’his­toire d’un pouvoir colo­nial avant l’heure. Euri­dice aussi. C’est de plus en plus impor­tant pour moi de mettre au jour des histoires qui ont été éclip­sées. C’est presque comme si j’avais une mission de racon­ter des histoires qui ont été occul­tées. Je suis de plus en plus inté­ressé par donner un visage à un passé qui n’a pas de visage. Dans Le Jeu de la reine, il était capi­tal pour moi de faire exis­ter cette femme dont on a très peu parlé.

Vous imagi­nez la créa­tion du monde selon la mytho­lo­gie kabyle, vos films, même histo­riques, sont toujours habi­tés par l’in­ven­tion visuelle.

Oui, je suis un vrai enfant du métis­sage dans tous les sens du mot et j’ai commencé à faire des images à partir du cinéma expé­ri­men­tal améri­cain des années 70. Dans les films de fiction, qu’ils soient chers ou pas, il y a toujours beau­coup d’enjeux. J’ai vrai­ment abordé Marin des montagnes comme un moment de liberté. C’est un espace poétique où j’ai tiré tous les tiroirs que j’avais ouverts, même s’il reste narra­tif. Pour moi, c’est vrai­ment mon film le plus mature qui rejoint toutes mes influences. C’est comme si j’avais entendu toutes ces années-là pour faire ce film de façon complè­te­ment libre.

Vous ne vous êtes jamais senti vrai­ment libre de faire du cinéma ?

Non. Au Brésil, dans la famille où je suis né, ma mère était prof de fac mais nous appar­te­nions à une classe moyenne pour laquelle le cinéma semblait vrai­ment un rêve inac­ces­sible. Je ne pouvais même pas en rêver, ça n’exis­tait pas !. J’ai étudié l’ar­chi­tec­ture. J’ai essayé de faire de la pein­ture, mais je n’avais aucun talent.. Donc j’ai commencé à faire de la photo. Puis douce­ment je suis venu au super 8, etc. Mais j’abor­dais chaque film comme un nouveau terri­toire et un grand privi­lège, je n’en reve­nais pas ! Je n’au­rais jamais imaginé en être capable même d’un point de vue pratique. J’ai toujours expé­ri­menté, et j’ai fait beau­coup d’er­reurs. Donc j’ai appris.

Quand je tour­nais avec Jude Law, j’au­rais pu me faire un clin d’oeil dans le miroir telle­ment je n’y croyais pas.

Karim Aïnouz

Vous retrou­vez à diri­ger Jude Law dans Le Jeu de la Reine devait paraître complè­te­ment fou à l’en­fant que vous étiez…

Karim Aïnouz : Complè­te­ment ! J’au­rais pu me faire un clin d’oeil dans le miroir… Heureu­se­ment, le cinéma est un art très concret et Jude Law un super comé­dien, j’ai donc pu avoir avec lui une rela­tion de réali­sa­teur à acteur, même si la situa­tion me parais­sait dingue. Au-delà du sujet, Le Jeu de la Reine a été pour moi surtout l’oc­ca­sion de diri­ger des comé­diens comme Jude Law, Alice Vikan­der, mais aussi Simon Russel Beale qui est vrai­ment le plus grand comé­dien shakes­pea­rien en Angle­terre. C’était un rêve de tour­ner avec eux, et en même temps très concret. J’ai toujours cette dualité.

Être sélec­tionné à Cannes vous a aidé pour Le Jeu de la reine et Marin des montagnes ?

Depuis le début ! Mon premier long métrage, Madame Sata était à Un certain regard en 2002. C’était un film queer, assez fou, un film que j’aime beau­coup non pas du point de vue du cinéma mais à cause de la personne réelle dont il est inspiré. Il aurait pu m’ou­vrir beau­coup de portes aux États-Unis, j’avais un agent, mais je n’étais pas prêt. Pour Le Jeu de la reine vingt ans après, j’avais acquis suffi­sam­ment d’ou­tils pour avoir une calli­gra­phie qui était la mienne, au-delà des acteurs.

C’était impor­tant d’avoir attendu. Cannes a été très impor­tant dans ma vie de cinéaste, y compris pour la céré­mo­nie, la façon de célé­brer des films du monde entier. L’autre chose impor­tante, c’étaient les poli­tiques publiques de soutien au Brésil instau­rées par Lula en 2002, sans lesquelles je n’au­rais jamais pu faire de films.

Première photo de Motel Destino de Karim Aïnouz, en compé­ti­tion à Cannes 2024.

Cannes vous reste fidèle puisque vous êtes à nouveau en compé­ti­tion cette année, pour un film complè­te­ment diffé­rent, un thril­ler érotique ?

(rires) Oui, je viens de le termi­ner, il s’ap­pelle Motel destino. J’ai toujours voulu réali­ser un thril­ler, et c’est quelque chose que je n’avais jamais fait !

Un thril­ler érotique ?

Oui, au Brésil dans les années 70 il y avait ce qu’on pour­rait appe­ler des comé­dies porno­gra­phiques. C’était un genre caché, mais très popu­laire, que j’ai­mais beau­coup. Je me suis inspiré de ce genre-là. C’est une autre façon d’ex­hu­mer le passé… » (rires)

Marin des montagnes et Le Jeu de la Reine de Karim Aïnouz sont actuel­le­ment à l’af­fiche en salles.

Motel destino de Karim Aïnouz (Bré, 1h52) en compé­ti­tion au festi­val de Cannes.

Karim Aïnouz sur le tour­nage du Jeu de la Reine.