Un opéra d’époque est un opéra contemporain de son époque. C’est particulièrement vrai de La Dame de pique (1890) qui, au-delà des personnages principaux empruntés à Pouchkine, est aussi et surtout une évocation, désenchantée, de la Russie. L’avidité d’une génération sans repères qui ne croit même plus à l’amour, mais veut obtenir son pouvoir par la folie du jeu, voilà le topo. Ajoutez à ça la dimension fantastique d’une Comtesse qui connaît la combinaison secrète des trois cartes pour devenir riche, et vous obtenez un chef-d’œuvre d’opéra russe, à la modernité sans fin.

La Dame de pique, un théâtre de la Russie pré-Poutine

Monter La Dame de pique pour le public d’aujourd’hui, tel est le credo du jeune metteur en scène russe Timofeï Kouliabine. Iconoclaste, il s’amuse de tout avec une dérision typiquement russe, parfois désarçonnante. Mais aussi avec une très fine connaissance de l’histoire de son pays, dont on voit les portraits de dictateurs s’afficher au mur d’un théâtre dans le théâtre. Tous, sauf un, l’actuel, Poutine, qui est évidemment le principal visé.

Les danseuses à l’épée en attendant les kalachnikov.

Timofeï Kouliabine en fait parfois des containers pour être dans l’air du temps guerrier : là où la chorale de jeunes soldats enfants aurait suffi, il ajoute un ballet à la kalachnikov de danseuses en tutu au cas où l’on n’aurait pas bien compris. Mais son humour frondeur fait souvent mouche, notamment quand il projette des clips de propagande vantant une Russie plus riche et plus prospère qu’elle ne l’est. Il n’oublie pas le livret, son sens du vaudeville multipliant les tableaux et les intérieurs dans une production variée au jeu d’acteurs acéré, qui reste spectaculaire.

Hermann emporté par sa folie contre Lisa. (Elena Guseva et Dimitri Golovnin)

Le Hermann de Dimitri Golovnin joue et chante magnifiquement sa folie du jeu tout droit sortie de Dostoievski. Il est d’autant plus marginalisé qu’il a deux fois l’âge du rôle et reste à l’écart du théâtre de propagande qui se joue dans la mise en abîme d’un décor la plupart du temps coupé en deux. Le romantisme capiteux de cette histoire d’amour à trois intéresse manifestement assez peu le jeune metteur en scène, tout comme l’intrigue prétexte des trois cartes (prétexte aussi chez Tchaïkovski). L’horloge fatale à Hermann sera celle d’une gare d’aujourd’hui dans laquelle les amours de Hermann et Lisa resteront en partance.

Tchaïkoski gay comme le prince Yeletski

Le prince Yeletski très proche de son acolyte dans le dos de Lisa.

Pourtant, c’est bien La Dame de pique de Tchaïkovski que Timofeï Kouliabine met en scène. L’allusion homosexuelle au prince Yeletski virant sa cutie en rompant ses fiançailles n’a pas manqué de faire rire dans la salle. Elle est pourtant fondée, les tentations homosexuelles de Tchaïkovski ayant toujours été planquées derrière le mariage. Mais surtout, l’évocation de la Comtesse – personnage ayant existé à l’époque de Tchaïkovski – est une des grandes réussites du spectacle.

Plus jeune qu’à l’accoutumée, elle s’inspire ici d’un autre personnage historique, plus récent, la véritable cartomancienne Juna Davitashvili, capable de fasciner les foules par ses pouvoirs mystiques… La séquence du spectre (photo du haut) révélant son secret à un Hermann officier, isolé dans sa chambre de soldat avant de devoir partir au combat, reste le grand moment de cette Dame de pique.

Elena Zaremba, formidable comtesse cartomancienne.

Dommage d’ailleurs que Timofeï Kouliabine ne cède pas davantage de tragédie, délaissant un peu trop la très belle Lisa d’Elena Gusova. C’est là que son art dramatique est à son meilleur. Sa dérision russe manifestement existentielle semble d’ailleurs avoir contaminé l’orchestre de Daniele Rustioni, souvent alerte, presque italianisant. Si cette Dame de pique iconoclaste manque un peu de gravité, elle a au moins le grand mérite de proposer une vision russe actuelle de l’œuvre, particulièrement théâtrale. Elle gagne en acuité politique ce qu’elle perd en tragédie romantique. On prend.

L’horloge fatale des amours de Hermann et Lisa sur un quai de gare.

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