On vous aime dans les comé­dies comme Le Sens de la fête. Avec l’Abbé Pierre, vous retrou­vez un rôle inté­rieur comme dans Jeanne Du Barry. C’est facile pour vous, ou c’est un contre-emploi ?

Benja­min Lavernhe : C’est vrai qu’il y a cette inté­rio­rité dans les deux films, mais heureu­se­ment Johnny Depp ne joue pas dans L’Abbé Pierre, donc je ne pouvais qu’a­voir le rôle prin­ci­pal ! (rires) D’ailleurs j’ai tourné les deux films pratique­ment ensemble, j’avais la tonsure de l’Abbé Pierre quand je jouais avec la perruque du valet de Jeanne Du Barry ! Je n’ai aucune envie de m’en­fer­mer dans un genre de cinéma ou dans un genre de parti­tion, même si j’adore la comé­die.

J’ai de la chance, le cinéma me le rend bien ! Comme tout comé­dien, j’aime d’abord le verbe, j’ai cette gour­man­dise d’avoir du texte à défendre, et avec l’Abbé Pierre, j’ai été servi. Pour Jeanne Du Barry, c’était un person­nage très inté­rieur, mais très expres­sif, et Maïwenn avait tout écrit, elle mettait énor­mé­ment de soin à décrire ses regards, sa présence, le lien avec le Roi et Jeanne. Il était très humain, et je me sentais porté.

« Il faut être un peu kami­kaze et avoir un peu confiance en soi pour se lancer, sinon on ne fait rien. Mais je suis tombé des nues quand j’ai lu le scéna­rio, moi en Abbé Pierre, je ne l’avais vrai­ment pas vu venir… »

BENJAMIN LAVERNHE

Pour l’Abbé Pierre, il y a la person­na­lité média­tique et le tribun, mais le film montre aussi son inti­mité, le sens profond de ses actions et sa dimen­sion spiri­tuel­le…

Oui, d’ailleurs il s’ouvre et se referme dans ses pensées, ses doutes. Il avait une très grande écoute et une capa­cité de concen­tra­tion excep­tion­nelle, en fermant les yeux parfois [il l’imite, NDLR], mais il garde quand même une vélo­cité et une agita­tion intel­lec­tuelles ou émotion­nelles constantes.  Je cause quand même beau­coup dans L’Abbé Pierre ! C’est un tel commu­ni­cant… J’adore avoir à jouer ces deux facettes.

L’Abbé Pierre, icône média­tique (toujours incarné par Benja­min Lavernhe).

Etiez-vous parti­cu­liè­re­ment inti­midé à l’idée de jouer une telle icône publique ? Vous êtes-vous jeté dans le film comme dans un biopic à l’amé­ri­caine, pour le plai­sir de jouer ?

Je suis tombé des nues quand j’ai reçu le scéna­rio, je ne l’avais vrai­ment pas vu venir… D’au­tant qu’on m’avait proposé de jouer deux prêtres juste avant, mais dans des projets qui n’étaient pas les bons… Le fait qu’il ait été la person­na­lité préfé­rée des Français pendant 17 ans, qu’il soit connu et qu’il incarne des valeurs et un message ne pouvait que me rendre humble et encore plus respon­sable.

Mais il faut être aussi un peu kami­kaze et avoir un mini­mum confiance en soi pour se lancer. Si on ne fait que s’ex­cu­ser en disant qu’il ne faut pas toucher à la statue du Comman­deur, c’est cuit. J’avais d’abord confiance dans un metteur en scène avec qui j’avais déjà travaillé [dans L’Af­faire SK1, NDLR] et un scéna­rio. C’est Frédé­ric qui me prend par la main et je le suis.

Vous êtes du genre à beau­coup vous docu­men­ter ?

Oui, je me rassure beau­coup par le travail. J’ai consulté un maxi­mum d’in­for­ma­tions, de textes, des heures d’ar­chives, 5000 photos… Comme c’était un portrait assez intime, je voulais d’abord aller à la rencontre de cet homme, savoir qui il était avant de me deman­der comment l’in­car­ner. J’ai beau­coup aimé lire ses jour­naux intimes, qui sont vrai­ment très intimes, ses carnets d’ado­les­cence. Il grat­tait beau­coup, et avait cette amitié et cet échange épis­to­laire avec son ami de collège François Garbit, qu’il a gardé jusqu’au bout.

Ensuite je suis allé à la rencontre de son héri­tage, les gens qui font vivre son esprit : sa Fonda­tion, la commu­nauté d’Em­maüs… Il y a la part histo­rique puis vient l’in­car­na­tion, beau­coup dans la diction, avec la ques­tion de jusqu’où va le mimé­tisme. Je suis légè­re­ment prog­nathe [avec le menton proémi­nent, NDLR], je l’étais encore plus pour incar­ner l’Abbé Pierre, et quand j’ar­ri­vais sur le tour­nage de Jeanne Du Barry, je me rendais compte que je gardais cette incli­nai­son du visage, j’ai dû me corri­ger…

Benja­min Lavernhe, Abbé Pierre de 94 ans…

Vous êtes parti­cu­liè­re­ment crédible en vieil Abbé Pierre. Vous avez l’ha­bi­tude du maquillage et des costumes à la Comé­die-Française, mais était-ce la première fois que vous incar­niez quelqu’un d’aussi vieux ?

Ah oui ! Et pour jouer quelqu’un de 94 ans, on est obligé de truquer sa voix, donc autant pour le coup être dans le mimé­tisme. Beau­coup de gens d’ailleurs aux avant-premières ne voyaient pas la diffé­rence avec les images d’ar­chives montrées dans le film. C’est déjà ça de réussi.

Je trou­vais très exci­tant d’al­ler vers une véri­table compo­si­tion à l’amé­ri­caine, mais je ne voulais pas qu’on voie le travail, et je souhai­tais surtout rester cohé­rent avec l’Abbé jeune. Mais sinon, heureu­se­ment, je jouais avant tout les situa­tions et les émotions sans me poser trop de ques­tions sur le moment. Je n’au­rais pas pu m’en­com­brer de la ressem­blance 24h/24. Je tenais d’abord à traduire la complexité du person­nage dans chaque scène.

Benja­min Lavernhe et Emma­nuelle Bercot, l’Abbé Pierre et Lucie Coutaz, une des révé­la­tions du film.

Le film la montre d’ailleurs très bien dans une scène glaçante pour tuer un traître pendant la guerre, ou dans une très belle inti­mité avec votre cama­rade Michel Vuiller­moz

Oui, c’est un person­nage extra­or­di­naire, mélange éton­nant de grande convic­tion, d’in­di­gna­tion, de compas­sion et de tendresse, ultra-fort et ultra-fragile à la fois, avec une santé précaire dès son plus jeune âge. C’est aussi quelqu’un de très tour­menté, qui avait beau­coup de mal à prendre des déci­sions. Il se débat­tait avec ses propres états d’âme, tout en étant habité par ses fulgu­rances. Avec le person­nage de Lucie Coutaz incarné par Emma­nuelle Bercot, le film montre aussi qu’il n’était pas seul.

« L’Abbé Pierre, c’est une parole qui vous met les poils parce qu’elle est très libre, et reste révo­lu­tion­naire. »

BENJAMIN LAVERNHE

Quel écho a-t-il trouvé en vous au-delà de l’ac­teur que vous êtes ?

J’avais vrai­ment les larmes aux yeux en lisant les discours de l’Abbé Pierre dès le scéna­rio. C’est vrai­ment un grand acteur, mais avec quel verbe ! C’était une grande plume mentale qui pouvait impro­vi­ser 1h30 de confé­rence comme un prophète laïque. J’adore le théâtre épique et je retrou­vais un peu du Victor Hugo ou du Paul Clau­del avec de véri­tables moments de bravoure.  Mais surtout, il était très rebelle tant il était habité par sa colère, ce qu’il appe­lait le “bon sens” d’ai­der les autres.

Il a martelé son message jusque très âgé, et même s’il pouvait s’écrou­ler de fatigue juste après, il avait cette force d’in­di­gna­tion et cette luci­dité jusqu’au bout. En plus, le fond fait évidem­ment encore écho aujourd’­hui [il récite inté­gra­le­ment tout un discours de l’Abbé Pierre, NDLR]. C’est une parole qui vous met les poils parce qu’elle est très libre, et reste révo­lu­tion­naire. Quand il dit qu’il veut être avant tout non-violent, mais qu’il préfère la violence à la lâcheté, c’est incroya­ble­ment révo­lu­tion­naire. Et ça ferait jaser encore aujourd’­hui. C’est pour ça que le film est aussi actuel.

« Je ne sais comment Denis (Poda­ly­dès) arrive à tout gérer entre cinéma et théâtre. Mais quand on a commencé à me compa­rer à lui, je me suis dit : ‘il faut que je me calme !' »

BENJAMIN LAVERNHE

Il vous habite encore ?

On me demande souvent après les projec­tions ce que je fais main­te­nant depuis que je l’ai incar­né… Je n’ai pas à me confier sur mes enga­ge­ments, ils ne regardent que moi. Mais quand j’ai dit oui à ce film, je savais qu’au-delà du rôle, ça allait être une expé­rience humaine très forte. J’ai dîné avec Lambert Wilson qui l’avait incarné dans Hiver 54 et il m’a dit qu’en­core aujourd’­hui, il avait l’im­pres­sion parfois d’en­tendre la petite voix de l’Abbé Pierre qui venait l’en­gueu­ler derrière l’oreille. Il y a de ça…  Lui l’a rencon­tré, pas moi, et j’ai la chance d’en­chaî­ner les rôles pour pouvoir m’en libé­rer. Mais c’est évidem­ment un person­nage qui m’ha­bite désor­mais. Ce n’est pas un film comme les autres.”

Vous arri­vez à gérer votre noto­riété avec la même distance que l’Abbé Pierre ?

Mais je suis beau­coup moins connu que l’Abbé Pierre ! (long silence, gêné) Je la gère très bien, je ne saurai pas trop quoi vous dire là-dessus… (inti­midé)

Est-ce que Denis Poda­ly­dès est votre modèle pour pouvoir gérer le théâtre et le cinéma à la fois ?

Je ne sais pas comment il fait ! Non seule­ment il joue, mais il met en scène, il a une famille, il n’ar­rête jamais… C’est un modèle pour nous tous à la Comé­die-Française. Mais quand on m’a dit que je commençais à faire comme lui, je me suis dit : “bon, il faut vrai­ment que je me calme !” (rires)

L’Abbé Pierre, une vie de combats de Frédé­­ric Tellier (Fr, 2h17) avec Benja­­min Lavernhe, Emma­­nuelle Bercot, Michel Vuiller­­moz… Sortie le 8 novembre.

Photos : Jérôme Prébois.