« Mon âme est lasse de la maternité avant même d’y avoir goûté« . Opéra-monstre de Richard Strauss réputé incompréhensible, La Femme sans ombre a pourtant un propos des plus clairs : la culpabilité d’être femme sans être mère. Un (beau) sujet on ne peut plus actuel dont s’empare avec maestria Mariusz Trelinski pour sa première création en France.

D’abord en rendant constamment lisible cet opéra symboliste, dans lequel on voit une déesse déchue descendre dans le monde des humains pour trouver l’homme qui lui rendra la fertilité de son « ombre« . Quelques gouttes de sang féminin maculé coulent en vidéo dans une bonde de douche en introduction, et le drame est lancé.

En véritable maître de la mise en scène, Mariusz Trelinski fait exister tout au long de l’opéra les deux niveaux de lecture de cette œuvre improbable : le royaume végétal du monde mythique de la Femme sans ombre (dans un décor génial rappelant le Melancholia de Lars Von Trier), puis le dédoublement chez les humains dans un appartement recomposé à la Fassbinder.

La Femme sans ombre en son royaume végétal.

Comment être une femme sans être mère ?

Les chœurs d’enfants masqués viennent hanter la culpabilité de cette femme en se cachant derrière la végétation le temps d’une scène splendide, ou restent extérieurs au décor, comme s’ils ne pouvaient jamais « entrer » dans son esprit. Entre miroir sans tain à la Vertigo et dédoublement féminin à la façon du Persona de Bergman, la scénographie est grandiose. Et produit des visions véritablement magiques dans cet opéra tout entier enfermé dans la boîte noire de la psyché féminine.

La scénographie spectaculaire de La Femme sans ombre signée Mariusz Trelinski.

Car c’est à un grand spectacle intime que nous convie le metteur en scène. Là où d’autres s’en seraient tenus aux concepts, Mariusz Trelinski, lui, n’oublie jamais de faire du théâtre, notamment à travers les deux incarnations féminines, sensuelles, de Sara Jakubiak et Lindsay Ammam. « Je rejetterai de mon corps ces enfants qui ne sont pas nés », dit celle qu’on pourrait presque prendre pour une mère porteuse d’aujourd’hui, tandis qu’un éphèbe à la blondeur paillette kitsch vient la toiser de quelques pas de danse en forme de tentation grotesque.

Le coup de théâtre parlé de La Femme sans ombre

Dans une séquence d’une rare modernité, c’est dans une scène parlée que la Femme sans ombre va affirmer sa féminité face à ce qui est pour elle l’horreur de la maternité : «  Je ne veux pas. » S’ensuit un finale minéral où, d’une robe blanche immaculée, elle va choisir d’assumer sa part humaine et faillible. Et trouve enfin sa « place » dans un moment d’une humanité bouleversante.

Réduit de 30% à 70 musiciens pour les besoins de la fosse, l’orchestre de Daniele Rustioni traduit toute l’angoisse romantique de cette musique capiteuse avec la fièvre et l’énergie qu’on lui connaît. Une sorte de Chevalier à la rose tantrique dans lequel l’orchestre chercher à tout prix l’effusion.

Le finale de La Femme sans ombre en sa conversion au genre humain.

A part l’Empereur de Vincent Wolfsteiner qu’on n’aurait pas été gêné de voir véritablement se changer en pierre, la distribution lui emboîte le pas pour crier l’amour écartelé de cette partition réputée inchantable. Les femmes dominent largement, même le beau teinturier Barak de Josef Wagner, seul personnage à posséder un nom… C’est bien le moins pour une partition aussi féministe, à laquelle cette production d’anthologie rend enfin justice pour un public d’aujourd’hui. A la première, après trois fois 1h de spectacle (sans les entractes, c’est rien), les bis commençaient le rideau à peine baissé. C’est dire ce qu’il vous reste à faire.

Il y a même Fantômas dans La Femme sans ombre… (photos Bertrand Stofleth)