Vous incarnez le maire de Lyon assez dans Alice et le Maire. Mais le film m’a plus semblé vouloir être une réflexion philosophique qu’un film d’actualité politique. Vous êtes-vous malgré tout inspiré de Gérard Collomb ou d’hommes politiques en général pour jouer les scène publiques du maire ?

Fabrice Luchini : « Non, pas du tout. Tu as parfaitement compris le film. Je me suis amusé à imiter Collomb pour les avant-premières, mais je n’en avais pas du tout besoin pour le film. Je n’ai d’ailleurs pas compris pourquoi il n’a pas voulu qu’on tourne à l’Hôtel de Ville…

Il a peut-être cru qu’Anaïs Demoustier jouait sa meuf ! (rires) Non, il y a deux école d’acteurs : l’Actors studio à l’Américaine qui est remarquable avec l’imprégnation et la restitution du réel, c’est De Niro, ce sont les géants. Et puis il y a la tradition française qui est modestement la mienne, où le texte est la priorité, que ce soit Guitry, Pagnol, Clouzot ou Rohmer. Le film de Pariser appartient évidemment à cette veine-là. Je ne m’inspire jamais du réel. On me met un costume, on me donne un texte, et c’est le metteur en scène qui dit : « tiens, ça ressemble à un homme politique »…

C’est un dialogue entre deux solitudes qui renoncent au pouvoir, une réflexion politique pour deux promeneurs solitaires…

J’achète ! (il checke). C’est exactement ça, ce sont deux beaux inadaptés. C’est ce qui m’a touché. Il photographie aussi ce moment où l’homme politique réalise que le pouvoir le rend bête…C’est un film sur deux personnes qui ne trouvent pas ou plus leur place en politique…

« Je ne suis pas de gauche. Mais je suis tout aussi sévère avec l’arrogance de classe immonde et la connerie des gens de droite du CAC 40 ! »

FABRICE LUCHINI
Fabrice Luchini lors de notre entretien (remerciements Auvergne Rhône-Alpes cinéma)

Vous qui n’êtes pas bien-pensant, qu’est-ce que ça vous a fait de tourner dans un film de gauche ?

C’est le paradoxe du comédien ! Je ne suis pas de gauche, c’est vrai. Mais je suis tout aussi sévère avec l’arrogance de classe immonde et la connerie des gens de droite du Cac 40 ! Les gagnants me dépriment autant que les perdants. Je me sens simplement plus proche des conservateurs parce qu’au moins ils ne promettent rien et n’espèrent rien.

Ce qui est terrible avec la gauche, c’est qu’elle très exaltée dans ses propositions. J’ai un ami acteur qui me disait : « moi je vote toujours à droite, comme ça je ne suis jamais déçu ! ». Il y a une obsession du perdant à gauche et une mythologie du gagnant à droite, mais aucun des deux ne m’intéressent profondément…

Fabrice Luchini au Comoedia en 2019. (photos Susie Waroude)

Vous êtes aussi au théâtre au Radiant à Caluire pour un spectacle sur l’argent. Comment l’avez-vous conçu ?

J’ai un programme  « strong » quand même : Zola, Marx au bout de six minutes, Péguy, Cioran, Hugo, La Fontaine, et j’ai même écrit un texte d’une vingtaine de minutes autour de la crise de 2008.  

« Je suis fondamentalement un homme de théâtre. Je suis un laborieux, je n’ai pas d’aptitude à la jouissance libre. Il faut que je travaille. Et plus j’avance, plus le travail m’illumine. »

FABRICE LUCHINI

Qu’est-ce qui fait qu’alors que vous pourriez largement vous contenter de votre succès au cinéma, que vous ne pouvez pas vous passer de monter sur scène ?

Je suis fondamentalement un homme de théâtre. Ce qui m’intéresse c’est d’être sur scène et de maîtriser un geste d’émotion. Ça provient de mon éducation judéo-chrétienne : je ne peux pas ne pas travailler, c’est-à-dire prendre de la peine, un peu souffrir et ne pas être très heureux. Mon psychisme ne peut pas accepter d’avoir une vie de comédien de cinéma privilégié. Je suis un laborieux, je n’ai pas l’aptitude à la jouissance libre. Je n’ai pas l’aptitude à aller bien, il faut que je travaille.

Céline, je l’ai joué près de 5000 fois. La première fois à Lyon, c’était aux Célestins, en 1994, mais je le jouais déjà depuis 1985. Me confronter à un texte, au mystère, à la difficulté ahurissante… Comment on fait, quels sont les rythmes, quelles sont les couleurs ? Je travaille inlassablement Péguy. Le seul escamotage que j’ai trouvé dans la vie c’est ce divertissement pascalien de servir ces génies où s’alterne la force du verbe et ma soumission à l’égard des grands auteurs. Si un mec va bien, il ne fait pas ce métier ! Mais ça va évidemment mieux en le faisant… Et plus j’avance, plus le travail m’illumine.

Vous avez souvent tourné à Lyon et dans la Région. La première fois c’était sans doute dans la séquence amoureuse du Genou de Claire d’Eric Rohmer au bord du lac d’Annecy. Vous vous sentez toujours très proche de cet érotisme à la française très XVIIIe siècle ?

Complètement. Roland Barthes disait : « la jouissance est révolutionnaire et l’érotisme conservateur ». Effectivement, j’aime le plaisir du texte plus que la violence de la révolution. Là aussi, je suis plus conservateur.

« La soul music a été très importante pour moi, notamment à l’adolescence. »

FABRICE LUCHINI

Vous appartenez à cette grande tradition française du théâtre mais vous êtes aussi capable de chanter du Johnny dans Tout ça pour ça tourné dans l’ancien palais de justice de Lyon, ou de danser comme un malade sur du James Brown. C’est ce qui fait aussi votre rareté, ce cocktail explosif entre le souci du texte et une folie qui lui échappe…

La soul music a été très importante pour moi à l’adolescence notamment. Vu que le physique n’était pas prodigieux, la musique et la danse me servait à séduire les femmes. Je n’étais pas trop mauvais danseur, mais je faisais déjà inconsciemment mon métier d’acteur. J’allais dans des boîtes de black, qui sont évidemment supérieurs à nous pour la danse – c’est comme ça, c’est pas raciste de le dire.

Ils dansaient pendant des heures sur James Brown, Arthur Picket, etc, on voyait vraiment des mecs extraordinaires. Et bizarrement je faisais mon métier : je m’imprégnais et je restituais ce que je voyais. Je pouvais m’imprégner de leur mouvement, de leur rythme et donner l’illusion quej’avais autant le sens du rythme qu’eux.

C’est ce qu’on appelle la dépersonnalisation en psychanalyse, même si j’étais limité à la base. Mais c’était aussi un acte d’acteur : observation, mimétisme et restitution. Il n’y a pas d’acteur sans un sens du rythme : il y a de la musique dans les textes, même si, attention, il ne faut pas faire de la musique sur les textes. Mais il n’y a pas de dichotomie pour moi entre la musique, le texte et le corps. C’est la même chose.

Vous pourriez tourner une comédie musicale sur le funk par exemple ?

Absolument, on me l’a proposé. On va peut-être la faire ! »


Propos recueillis par Luc Hernandez en septembre 2019

Alice et le Maire de Nicolas Pariser, co-produit par Auvergne Rhône-Alpes Cinéma, est actuellement disponible en Vod sur la plupart des plateformes, avec Anaïs Demoustier, César (mérité) de la meilleure actrice 2020.