Voir Tadzio et mourir. Avec un scéna­rio qui tient sur un ticket de vapo­retto, Visconti a signé son chef-d’œuvre, film d’amour mysté­rieux et réflexion sur la beauté, le temps et la mort. Le must.

Il n’y a pas grand monde qui oserait aujourd’­hui tour­ner un film de 2h05 avec pour seul argu­ment les chas­sés-croi­sés d’un gamin andro­gyne coursé à pas très lents par un compo­si­teur mori­bond dans les rues de Veni­se… Adap­tant la nouvelle de son ami Thomas Mann, Visconti a pour une fois travaillé seul. Toute l’ori­gi­na­lité de l’adap­ta­tion provient de lui, à commen­cer par l’idée de faire du person­nage prin­ci­pal un compo­si­teur. Le premier coup de génie, ce fut le choix de l’ada­gio de la 5e sympho­nie de Gustav Mahler, utilisé jusqu’à l’ob­ses­sion, devenu mythique depuis, en grande partie grâce à lui. Visconti ira même jusqu’à glis­ser un enre­gis­tre­ment de Mahler lui-même au piano jouant sa 4e sympho­nie lors de la leçon de musique.

Thomas et Marcel

« Qui a contem­plé de ses yeux la beauté est déjà voué à la mort. » C’est avec cette phrase de Thomas Mann que Visconti voulait faire le lance­ment du film. « Tout est vrai » s’amu­sait-il à ajou­ter. La moindre anec­dote qui ne serait pas dans le livre provient de la vie même de Thomas Mann ou d’un clin d’œil à Marcel Proust. L’ar­ri­vée à Venise, la rencontre d’un vieux pédé­raste poudré qui préfi­gure la déchéance d’Aschen­bach, les flash-back fami­liaux ou au bordel – qui n’existent pas dans le livre – sont autant de résur­gences de la vie des deux auteurs. En adap­tant la nouvelle, Visconti crai­gnait par-dessus tout le perver­tis­se­ment par l’image. Du coup, il en a fait le film le plus mysté­rieux qu’on puisse imagi­ner : une géné­ro­sité entre deux âges que tout sépare, qui se regardent et se chérissent en toute gratuité, s’ha­bitent d’un amour réci­proque toujours renou­velé, sans cher­cher à lui donner un nom. Le génie de Visconti, c’est d’avoir réussi à mêler sans cesse le temps rêvé et le temps vécu, le temps de la beauté éter­nelle et le temps de la mort, réus­sis­sant la symbiose parfaite entre sa veine néo-réaliste et sa veine onirique.

Beauté quoti­dienne

La décré­pi­tude d’Aschen­bach se confronte à l’image de Tadzio, à la fois vivante et illu­soire, char­nelle et inat­tei­gnable, comme une projec­tion de l’es­prit. Les poses et les gestes de Tadzio en font une image symbo­lique, à côté de la vie. Et pour­tant il s’ins­crit toujours en même temps dans les scènes les plus banales et réelles qu’il soit : l’ami­tié avec Jaschou, le garçon de plage, l’at­ten­tion de sa mère et de sa gouver­nante, le sable qui le macule ou les messes basses dans l’as­cen­seur… L’image angé­lique de Tadzio, ce visage idéal de la beauté que le vent caresse dans le gros plan du film, déverse toujours dans la vie la plus quoti­dienne. Sa beauté est bien réelle.

Cruauté et petits plai­sirs

De la même façon, c’est dans son quoti­dien que Visconti fait exis­ter l’amour impro­bable d’Aschen­bach pour Tadzio. Le temps s’as­sou­plit à chaque fois que la vue de Tadzio l’en­va­hit. Il s’ins­talle dans sa chaise longue, savoure ses fraises en le regar­dant jouer sur la plage. Il prend le temps de son petit plai­sir… Les petites manies d’As­cen­bach sont autant de sketches de la comé­die de l’amour. Ses habi­tudes quoti­diennes sont bien plus que des conve­nances. Elles sont sa façon d’abri­ter ses dernières forces, de ne pas voir s’écrou­ler ses ressources. Le petit céré­mo­nial quoti­dien qu’il s’im­pose et que Dirk Bogarde rend si savou­reux consti­tue le petit mensonge qu’il s’im­pose à lui-même pour conti­nuer de s’ac­cep­ter. Dans sa plus pure veine néo-réaliste, Visconti n’en manque pas une miette. Comme toujours, il peint la vieillesse de la façon impi­toyable. Il a même ajou­ter quelques scènes au roman pour accen­tuer le senti­ment de médio­crité d’Aschen­bach comme celle où, après avoir partagé l’as­cen­seur avec Tadzio, il se mire dans la glace et enrage de ne pas s’être maquillé. Dirk Bogarde campe à la perfec­tion cet homme vulné­rable, fané sous sa toilette, toujours insa­tis­fait de ne pas voir ses petites manies comblées, comme par la crainte d’être vu appau­vri, défi­guré par sa propre vieillesse.

La dernière scène de Mort à Venise.

Scène d’an­tho­lo­gie

Le miracle de Mort à Venise, c’est face à cette cruauté à se voir mourir soi-même, de faire exis­ter cet autre corps gracile d’un jeune étran­ger comme un comble idéal, insoupçonné, à la perte de soi-même. Tout se déroule comme le rêve absolu d’amants impos­sibles qui, sans se connaître, se recon­naissent. Les amants de Mort à Venise se surprennent sans cesse à se répondre, en lais­sant traî­ner un regard à l’en­trée et au sortir des lieux, et leur liai­son tient de cette surprise sans cesse renou­ve­lée. Un pur ballet de cinéma. Dans une scène finale d’an­tho­lo­gie, subli­mée par la photo de Pasqua­lino De Santis, Tadzio, maculé par son cama­rade de plage, se redresse dans un caprice de fierté, pour entrer dans la mer scin­tillante faire un dernier signe, rejoi­gnant le symbole et la vie, le temps rêve et le temps vécu, l’amour idéal et la rencontre hasar­deuse, puis la vie finis­sante, la déchéance physique et la mort déli­vrée. Tout est réalisé.

La bande annonce d’époque, en anglais pour conser­ver la voix de Dirk Bogarde, la première du film ayant eu lieu à Londres.

Mort à Venise (2h05, 1972) avec Dirk Bogarde (Acschen­bach), Björn Andre­sen (Tadzio), Silvana Mangano (la mère de Tadzio), Marisa Beren­son (la femme d’Aschen­bach)…

A (re)décou­vrir gratui­te­ment sur Arte lundi 1er novembre à 20h50 ou en replay.